Ce que je pense du troisième mandat (Par Oumar SY)
Depuis Kinshasa, capitale du Congo RDC où l’Ecole Nationale d’administration (ENA) m’a confié un module sur Éthique et gouvernance des organisations publiques que je viens de terminer avec beaucoup de satisfaction, au moment où je fais mes valises, je voudrais partager avec vous quelques éléments d’histoire et de géographie qui, très certainement, ne vous laisseront pas totalement indifférents.
En ce qui me concerne, ce sont des éléments de comparaison qui m’ont incité à m’approprier davantage l’adage selon lequel « Sénégal, bénn bopp la, kénn manu ko xar ñaar ». Autrement, le Sénégal est un et indivisible. N’en déplaise aux démons de la division.
Remarquons tout d’abord que le Sénégal a une superficie de 192 000 km² alors que la RDC qui s’étend sur 2 345 000 km² fait plus de 12 fois le Sénégal, plus de 10 fois la France et, ironie du sort, plus de 76 fois la Belgique qui l’avait colonisée et dont la superficie n’est que de 30 688 m². D’ailleurs, le Congo fut d’abord considéré comme la propriété privée du roi des belges Léopold II et c’est en 1907 qu’il signa un traité de cession de prétendue « propriété » à la Belgique.
Pour ce qui est de la démographie, le Sénégal compte à peu près 17 000 000 d’habitants alors que la RDC compte 111 859 928 habitants.
Rien que la capitale Kinshasa qui abrite 4 provinces et 24 communes est aussi peuplée que tout Sénégal réuni. Avec de telles informations, on est alors tenté de se demander tout bonnement c’est quoi en fait notre problème. Qu’est-ce qui nous fait courir les uns à l’encontre des autres au point de cultiver la haine là où il ne devrait y avoir de la place que pour une simple adversité circonstancielle rythmée par des échéances et des ambitions électorales qui ne doivent, en aucune manière, nous valoir d’être au bord du précipice comme cela arrive de plus en plus depuis un certain temps. Et pourtant, nous devons être jaloux du précieux héritage socio-politique qui semble légitimer la thèse de l’exception sénégalaise sérieusement menacée de sombrer dans le néant. Même ici, à Kinshasa, je me rends comptes que les intellectuels ne sont pas indifférents à ce qui se passe chez nous. Est-il besoin de rappeler que pendant des années, le Sénégal a été considéré comme la vitrine de la démocratie africaine ? Seulement, depuis la malédiction du troisième mandat en 2012, force est de reconnaître que nous sommes en train de perdre progressivement ce statut si glorieux. Aujourd’hui, plus que jamais, toute l’Afrique a les yeux rivés sur nous pour savoir jusqu’où nous mènerons les velléités de briguer un troisième mandat ainsi que l’inéligibilité effective ou éventuelle des leaders de l’opposition représentative.
Quoi qu’il en soit, je considère que le Président Macky Sall, même à supposer qu’il désire solliciter une nouvelle fois le suffrage des sénégalais, à vrai dire, il n’en a point besoin. Avec 12 ans de règne, il a déjà l’équivalent de trois mandats aux États-Unis. Pour peu qu’il regarde les tendances qui se dessinent, il se rendra compte que même le fait de bénéficier de deux mandats consécutifs ne relève pas de l’évidence. C’est une grâce. En France, par exemple, Nicolas Sarkozy et François Hollande n’ont pu bénéficier chacun que d’un seul mandat comme ce fut aussi le cas de Donald Trump aux États-Unis.
Voilà pourquoi, les genoux à terre, tel un jeune frère qui s’adresse à son aîné, je supplie solennellement le Président Macky Sall de ne point déposer sa candidature pour un troisième mandat politiquement incorrect, juridiquement problématique et moralement illicite. Sous son magistère, même si nous aurions souhaité plus de réformes institutionnelles comme la refondation de notre système judiciaire ainsi que les magistrats eux-mêmes le réclament pour consolider le principe de la séparation des pouvoirs tel qu’énoncé par Montesquieu, nous devons lui reconnaître beaucoup de mérite du point de vue de la bonne gouvernance technique qui nous vaut d’avoir franchi un pas de géant dans le domaine des infrastructures, de la modernisation du transport, sans perdre de vue les efforts gigantesques pour un traitement salarial conséquent des travailleurs ainsi que la politique sociale en faveur des couches défavorisées. Sous ce rapport le bilan est tout simplement élogieux.
Néanmoins, cela ne suffit pas pour une réélection encore moins pour la légitimation d’une candidature douteuse. Si un bon bilan pouvait être gage d’une réélection, notre jeune frère Aliou Sall qui, de mon point de vue, a été l’un des meilleurs maires n’aurait pas perdu Guédiawaye aux dernières élections locales. Je suis à peu près certain que c’est le débat sur le troisième mandat qui lui a fait perdre son poste de maire plus que toute autre considération. Ainsi en est-il dans plusieurs localités et les élections législatives semblent confirmer cet état d’esprit.
Je suis alors fondé à dire à son Excellence, Monsieur le Président de la République, n’écoutez point les conseils d’un constitutionnaliste qui peut soutenir à la fois une chose et son contraire en même temps et sous le même rapport au mépris de l’éthique et du principe du tiers exclu établi par Aristote depuis plus de 2000 ans. D’ailleurs, ce brillant constitutionnaliste dont les conseils sont devenus « déconsolidants », a publiquement assumé son suicide épistémologique en incinérant sa toge pour une renaissance politique pour laquelle il présente tous les syndromes d’un mort-né au regard de ses défaites électorales dont il a du mal à se remettre. C’est aussi le cas de beaucoup de défenseurs d’un hypothétique troisième mandat alors qu’ils ne peuvent rien vous apporter dans leurs propres bastions électoraux. Ils sont nombreux à ne pas pouvoir mobiliser deux pelus et trois tondus mais ils sont juste mus par « la chasse aux postes plus élevés et la soif de faire carrière » , comme aurait dit Karl Marx.
Excellence, Monsieur le Président de la République, vos oreilles et votre bouche qui sont configurées par le logiciel du pulaagu qui est un impérissable code d’honneur ne sont pas faites pour n’importe quelle assertion. N’acceptez aucune proposition de réinitialisation encore mois de formatage qui risque d’être fatale à votre sens de l’honneur et de la dignité.
Par la grâce de Dieu, vous êtes arrivé au sommet de la gloire sans préjudice des échelons que vous pouvez encore gravir sur la scène internationale. Votre parcours vous y prédispose. Par conséquent, personne n’a le droit de vous encourager à tomber de votre piédestal.
Aujourd’hui, plus que jamais, toute l’Afrique retient son souffle et s’interroge sur votre devenir politique.
Vous ne méritez de vous retrouver sur la même liste que Yahya Jammeh, Alpha Condé et d’autres dirigeants africains du même acabit.
Rappelons-nous qu’au Bénin le Président Mathieu Kérékou qui avait commis pas mal d’atrocités depuis son arrivée au pouvoir à la faveur d’un coup d’État en octobre 1972 a tout de même eu l’intelligence du contexte en s’inscrivant dans le sens de l’histoire quand les circonstances l’y obligeaient. C’est ainsi que lorsque les fondamentaux de son régime était au bord de l’effondrement, il a eu la présence d’esprit d’organiser une conférence nationale en 1989. Il accepta toutes les conclusions issues de cette large concertation des forces vives de la nation et lorsqu’il se présenta à l’élection présidentielle de 1991, il a été battu par Nicéphore Soglo. Il reconnut le verdict des urnes et commença alors une nouvelle vie. Athée d’obédience marxiste-léniniste, il s’est converti au christianisme et à la fin du premier et unique mandat de son successeur il a présenté ses excuses au peuple pour toutes les erreurs du passé, il s’est présenté une nouvelle fois aux élections présidentielles qu’il remporte respectivement en 1991 et en 1996 pour terminer deux mandats consécutifs en 2006 avant de quitter la scène politique.
Nelson Mandela a fait 26 ans de prison pour avoir lutté héroïquement pour la libération du peuple sud-africain. Avec tout ce qu’il représente , il aurait pu obtenir un mandat à durée indéterminée mais il n’est resté au pouvoir que pour une durée totale 5 ans, 1 mois et 4 jours du 10 mai 1994 au 14 juin 1999.
Nguur, kénn duko ñédd, disait le Président poète Léopold Sédar Senghor qui a eu la bonne intuition de poser un acte inédit en quittant le pouvoir de son propre gré en 1980.
Ses sages africains ont compris que, comme le disait si bien Nietszche, « Ceux qui cherchent la gloire doivent savoir prendre congé de l’honneur à temps et pratiquer l’art difficile de quitter au bon moment. »
En attendant de vous rejoindre au pays dans quelques heures, s’il plaît à Dieu, je vous dis Ramadan Mubarak et Saint Temps de Carême, tout en vous souhaitant, par anticipation, une bonne fête de l’indépendance.
Oumar Sy, Formateur en philosophie, Consultant en Éthique et gouvernance.
Oumar SY