ÉMIETTEMENT TERRITORIAL À DAKAR : L’équation de la viabilité des communes
Avec seulement 0,28 % du territoire national, la région de Dakar qui est en passe d’enregistrer la naissance d’une nouvelle collectivité territoriale avec le projet d’érection de Keur Massar en département, va désormais faire face à la viabilité de ses entités locales émiettées.
Le nouveau projet de découpage administratif suscite beaucoup de tensions notamment à Bambilor et environ. Mais au de-là de ce qui semble être un véritable règlement de comptes entre politiques, se pose le problème de la viabilité des collectivités sénégalaises en général et dakaroises en particulier. Dakar qui couvre une superficie de 550 km2, soit 0,28 % du territoire national, est en effet, la région qui totalise le plus grand nombre de collectivités territoriales. Ainsi, sur les 557 communes que compte le Sénégal dont 5 Villes (Dakar, Pikine, Guédiawaye, Rufisque et Thiès), la région de Dakar se taille la part du lion avec notamment 43 communes et 4 villes. Rien que dans la ville de Dakar, 19 communes d’arrondissement passées entre temps communes de plein exercice avec la réforme de l’acte 3 de la décentralisation, ont été consacrées. Ce qui témoigne d’un enjeu particulier pour Dakar.
‘’Cantinisation de la capitale’’
La capitale sénégalaise, a en effet, toujours fait objet de convoitise et aiguisé les appétits des politiciens. Sans exception, tous les régimes qui se sont succédés à la tête du pays ont usé de subterfuges politiques et même politiciens, soit pour mettre la main sur une localité bien déterminée, soit pour liquider un adversaire politique devenu encombrant. Les exemples foisonnent. Parmi les victimes, il y a eu Mamadou Cora Fall révoqué par Abdou Diouf en 1987. Alors que feu Mbaye Jacques Diop voulait mettre la main sur la mairie, il a tout simplement créé une situation de blocage pour amener ensuite le ministre de tutelle d’alors qui lui était proche à prendre et à faire signer au président Abdou Diouf, son décret de révocation. Pour déposséder les maires socialistes de leurs mairies, Abdoulaye Wade les a toutes mises sous délégation spéciale en 2001 à travers l’amendement Moussa Sy.
Mais l’émiettement de Dakar date en effet de 1996, lorsque Abdou Diouf, à travers la réforme consacrant la régionalisation, créa 4 communes-villes et 43 communes d’arrondissement selon le modèle des grandes villes françaises. D’ailleurs, l’une des limites les plus graves de la décentralisation sénégalaise trouve son origine dans les approximations dans la création de collectivités locales. Dans nombre de cas, les populations et leurs leaders demandent l’érection de leur localité en collectivité. Des découpages se font ainsi sans tenir compte de la réalité sociopolitique et économique, certains étant soupçonnés de visées uniquement électoralistes. Dans une étude sur la question, l’expert en décentralisation Youssouph Sané décrit cet émiettement et parle même de «cantinisation» de la ville de Dakar, caractéristique remarquable des paysages urbains dakarois, qui n’a fait qu’accentuer les problèmes liés au foisonnement du commerce, formel et informel, suscitant un encombrement de l’espace public contre lequel les autorités actuelles de la Ville et des communes de Dakar s’attaquent désormais avec acharnement. Le découpage de Dakar consacre, selon lui, la fragmentation territoriale d’une région urbaine qui compte plus de 3 millions d’habitants, soit près du quart de la population totale du Sénégal et la quasi-totalité des entreprises du pays. De fait, il relève qu’il n’existe aucun lien organique entre les 4 communes-villes et entre les communes au sein de chaque commune-ville. ‘’A l’échelle régionale, aucune organisation politico-administrative ne coordonne les actions et l’intercommunalité n’est pas suffisamment pensée pour unir efficacement les territoires d’une même région’’, soutient-il.
Visées électoralistes
Pour l’ingénieur en gestion urbaine, Abdou Birahim Diop, le fait d’avoir un nombre aussi élevé de collectivités territoriales sur un espace aussi réduite (soit 0,28 %) va poser un problème de viabilité. ‘’Je ne veux pas jeter une pierre dans la marre, mais je suis dubitatif quant à la pertinence de ces découpages. Dans la mesure où nous sommes dans les heures des grands ensembles. A Dakar, il y a ce qu’on appelle de l’émiettement territoriale. Et avec cet émiettement territorial, on ne peut pas avoir d’ensembles viables’’, a analysé Abdou Birahim Diop. ‘’Le fait de créer une foultitude de collectivités locales sur un territoire qui fait 550 km2, ne fera qu’accentuer la superposition des collectivités territoriales sur un espace aussi réduit’’, a ajouté le spécialiste. Pour le directeur du développement urbain de la ville de Dakar, ces réformes annoncées et mises en œuvre en cascade, ne feront que « déconsolider » les acquis en termes de dynamique de développement local. ‘’Ce n’est pas un projet de recoupage, mais plutôt du saucissonnage. On coupe une partie d’un territoire quelconque qui avait une certaine homogénéité plus ou moins pour la rajouter à une autre partie d’une autre collectivité locale pour la renforcer. Donc, on déshabille Pierre pour habiller Paul’’, a soutenu Abdou Birahim Diop. ‘’A la place du découpage, il est plus adéquat de procéder à un regroupage des collectivités territoriale’’, a ajouté l’ingénieur en gestion urbain. Le Directeur du développement urbain de Dakar est aussi d’avis que le nouveau découpage annoncé ne tient non seulement pas «la route», mais cache des visées électoralistes. Estimant que les questions de développement sont différentes des questions politiciennes, l’ingénieur en gestion urbaine a rappelé que le développement local doit partir de la base. D’après lui, les découpages doivent être l’aboutissement d’une étude approfondie. ‘’Ces reformes peuvent être très dangereuses. Parce quand on vient dans une localité, on coupe une partie pour la rattacher à une autre entité, sans tenir compte d’une certaine homogénéité sur le plan du peuplement, sur le plan socio-économique, sur le plan sociologique, ou des liens très forts qui sont construits depuis des générations, on crée une césure, un hiatus sur la cohésion sociale’’, a déclaré Abdou Birahim Diop.