Terrorisme : « En Afrique, le jihadisme est avant tout une dynamique locale »
Trop souvent réservée aux seuls cercles universitaires ou spécialisés, Marc-Antoine Pérouse de Montclos propose dans un livre une analyse sérieuse et conséquente sur le jihadisme en Afrique. En multipliant les angles d’attaque, le politiste français et connaisseur du Nigeria dépassionne le sujet et le rend compréhensible dans toute sa subtilité, loin des lieux communs souvent empreints de culturalisme.
Dans un livre de 238 pages à paraître début mai aux éditions La Découverte (Paris), Marc-Antoine Pérouse de Montclos, politiste français, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement (IRD), analyse le phénomène jihadiste en Afrique subsaharienne. L’Afrique, nouvelle frontière du djihad ?, est un ouvrage accessible dont la lecture ne nécessite pas de connaissances préalables. En revanche, il est exigeant : il propose d’abandonner les grilles de lecture les plus convenues.
De la nouvelle doctrine élevant l’islam confrérique au rang de rempart contre le jihadisme, à l’adoption de lois antiterroristes toujours plus étendues, Marc-Antoine Pérouse de Montclos, dont le terrain initial est le Nigeria, invite le lecteur à se délaisser de nombreux lieux communs. Il assure, données économiques et sociologiques à l’appui, que les mouvements jihadistes répondent avant tout à des dynamiques locales et politiques.
Jeune Afrique : Un des aspects les plus iconoclastes de votre livre est sans doute votre scepticisme à l’égard de la stratégie adoptée par de nombreux États africains, et mise en avant en Occident, concernant la promotion de l’islam confrérique contre le salafisme. Pourquoi ce point de vue ?
Marc-Antoine Pérouse de Montclos : Une des critiques des salafistes contre les confréries soufies tient à leurs compromissions avec des États corrompus. Le fait est que ces confréries ont été intégrées à l’ordre colonial puis aux post-indépendances. Elles ne semblent plus en mesure de relayer les contestations sociales des populations. Au contraire, elles peuvent même apparaître comme très conservatrices. De ce point de vue, elles ne sont pas forcément les mieux placées pour être entendues par une jeunesse susceptible d’être radicalisée…
En Afrique, le jihadisme est avant tout une dynamique locale
Lors de sa visite au Sénégal, en février dernier, le président Emmanuel Macron a déclaré : « On m’a raconté qu’ici à Saint-Louis, autour des années 1850, les Français s’inquiétaient de la montée du jihadisme. Parfois l’histoire bégaie. » Vous-même, dans votre ouvrage, vous revenez longuement sur le jihad au XIXe et au début du XXe siècle. N’est-ce pas risquer l’amalgame entre le combat anti-colonial et le terrorisme contemporain ?
Loin de moi l’idée d’assimiler d’une quelconque manière l’ancien jihad anti-colonial et les groupes jihadistes d’aujourd’hui. Mais le regard historique permet de mieux comprendre une des idées centrales du livre : en Afrique, le jihadisme est avant tout une dynamique locale. Regarder l’histoire permet de remettre en question la vision, par exemple, selon laquelle il existerait une dualité entre un islam africain apaisé et un islam arabe violent.
Des katibas jihadistes font aujourd’hui encore référence à Ousman dan Fodio, qui était un promoteur de l’éducation islamique des femmes
L’Afrique de l’Ouest n’a pas attendu l’argent saoudien pour connaître le jihad. Que des katibas jihadistes fassent aujourd’hui encore référence à Ousman dan Fodio, qui était par ailleurs un promoteur de l’éducation islamique des femmes, est une preuve de leurs référents locaux.
L’idée centrale de votre ouvrage est que le jihadisme ne s’explique pas par le fait religieux…
Disons que le livre met en garde contre certains excès : se focaliser uniquement sur la question religieuse, c’est passer à côté des principaux moteurs de l’engagement jihadiste en Afrique. Ce que je dis là n’a d’ailleurs rien de révolutionnaire : un rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) de 2017 a également montré que le recrutement de combattants jihadistes doit peu au fanatisme et à l’endoctrinement islamiste.
La sociologie des combattants est peut-être plus intéressante que d’essayer de brosser le portrait du « radicalisé religieux »
Mes entretiens au Nigeria, au Tchad et au Niger ont donné le même genre de résultats : sur une soixantaine de membres présumés de Boko Haram avec lesquels j’ai pu m’entretenir, seulement un a vraiment exprimé une motivation religieuse. De ce point de vue, je pense que la sociologie des combattants, qui invite à repenser les hypothèses sur une radicalisation de l’islam, est peut-être plus intéressante que d’essayer de brosser le portrait du « radicalisé religieux ».
Cette lecture de la misère comme terreau de la radicalisation n’est-elle pas un peu simpliste ?
Le contexte politique est plus important que la pauvreté en tant que telle. Pour être clair : la force de Boko Haram, ce n’est pas son affiliation à Daesh, mais bien le vide politique dans lequel le mouvement peut prospérer. Relevons le paradoxe : les régions dans lesquelles Boko Haram s’implante et se développe le mieux, notamment le Borno (Nigeria), sont celles où le système éducatif – que le groupe prétend combattre – n’existe déjà plus…
Au Niger et au Nigeria, les attaques de Boko Haram contre des prisons ont aussi été un moyen de rallier des détenus qui avaient perdu tout espoir de sortir un jour
Vous insistez sur le rôle de l’emprisonnement. C’est une donnée à ce point importante ?
La prison et les conditions d’incarcération peuvent expliquer de nombreux engagements. Dans de nombreuses prisons africaines, la plupart des détenus sont en fait en attente de leur procès et leurs conditions de détention sont effroyables. Au Niger et au Nigeria, les attaques de Boko Haram contre des prisons ont ainsi été un moyen non seulement de libérer les combattants du mouvement, mais aussi de rallier des détenus qui avaient perdu tout espoir de sortir un jour. En permettant aux militaires de garder des suspects en prison sans les présenter à la justice, l’adoption de lois antiterroristes n’a pas non plus aidé. D’ailleurs, il serait bon de s’interroger sur l’absence de prisonniers de guerre au Nord-Mali et autour du lac Tchad…
Vous êtes plus que sceptique envers certains outils de la lutte contre le terrorisme…
Aujourd’hui, un usage dévoyé de la lutte contre le terrorisme nourrit l’autoritarisme, qui lui-même facilite la radicalisation… L’antiterrorisme, en Afrique comme ailleurs, est une rente politique et diplomatique pour obtenir une aide militaire et financière de la part des pays occidentaux. Non sans risques.
Un rapport d’Amnesty International publié en 2017 dénonçait la torture pratiquée contre des suspects de Boko Haram dans une base du Nord du Cameroun, où étaient également présents des militaires américains et français. Cela pose des questions sur l’image de la France et les implications de son engagement aux côtés de forces de sécurité qui violent les droits de l’homme.
On entend souvent dire que le terrorisme en Afrique renvoie à l’opposition entre éleveurs et agriculteurs. Que pensez-vous de cette idée ?
La figure de Ousman dan Fodio, issu du monde des éleveurs peuls, a beaucoup joué sur cette image. À certains endroits, dans le Macina ou dans la ceinture centrale du Nigeria, cette question de la relation entre éleveurs, le plus souvent musulmans, et agriculteurs, le plus souvent chrétiens, joue en effet un rôle central.
Mais ailleurs cette opposition est inexistante, comme en Somalie, où des éleveurs anti-chebab affrontent des éleveurs pro-chebab. Par ailleurs, si une classe sociale devait caractériser le salafisme en Afrique de l’Ouest, ce serait celle des commerçants urbains plutôt que des éleveurs.
Vous conseillez aussi de ne pas jeter l’opprobre sur l’ensemble du tissu associatif islamique, fût-il conservateur ou lié à des financements de la péninsule Arabique..
Une toute petite minorité d’ONG islamiques a pu avoir un agenda « guerrier » et des cadres d’Al-Qaïda ont conseillé à leurs partisans de monter des ONG. Mais la prolifération d’ONG islamiques ne doit pas effrayer : certaines peuvent être des vecteurs de modernisation. En soi, cette prolifération est plutôt rassurante car elle permet de favoriser le dialogue et de canaliser les contestations religieuses par la voie associative.