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Gangs et pouvoir en Haïti, histoire d’une liaison dangereuse

Les Haïtiens manifestent depuis plusieurs semaines, notamment contre l’insécurité. Les gangs contrôlent aujourd’hui une grande partie du territoire national. Depuis des décennies, ces bandes criminelles ont été financées et instrumentalisées par une large majorité des partis politiques haïtiens pour asseoir leur pouvoir. Entretien avec Jhon Picard Byron, enseignant-chercheur à l’Université d’État d’Haïti (UEH).

Comment les gangs ont-ils consolidé leur emprise sur le territoire national haïtien ?

Jhon Picard Byron : La situation actuelle est le produit de la convergence de l’hégémonie de la grande criminalité dans les sphères étatiques et de la prolifération des gangs dans les quartiers populaires. Les gangs ont émergé sur la scène sociale haïtienne au milieu des années 1990. Au départ, on n’avait pas affaire à la grande criminalité. Des politiques, sinon des politiciens, mobilisaient de petits voyous issus des couches populaires urbaines. Cela a commencé avec les militaires : le Conseil national de gouvernement (CNG) et les autres gouvernements militaires qui se sont succédé dans la foulée de la chute des régimes des Duvalier en 1986. Les militaires recrutaient ces voyous comme supplétifs des forces de police et des services de renseignement. Pendant la période du coup d’État militaire, entre 1991 et 1994, les Forces armées d’Haïti avaient même constitué avec ces voyous une sorte de milice, le Front révolutionnaire armé pour le progrès d’Haïti (FRAPH), assez proche des groupes paramilitaires d’Amérique latine (comme les escadrons de la mort du Salvador, par exemple). Mais la répression féroce orchestrée par les militaires haïtiens, qui visait principalement des militants politiques, n’avait pas l’ampleur de celle de leurs frères d’armes des Amériques.

Qu’en était-il des gouvernements civils ?

Les gouvernements civils des décennies 1990 et 2000 ont eux aussi mobilisé des voyous, mais ils n’étaient pas parvenus à les convertir en forces paramilitaires. À la différence des militaires, les gouvernements civils ne maîtrisaient pas toujours ces voyous. Les fameux « chimè » de Jean-Bertrand Aristide et ses OP (organisations populaires, ndlr) utilisés pour réprimer les manifestations politiques se livraient souvent à des dérapages incontrôlables, voire préjudiciables au pouvoir. Pour tous ces politiques au pouvoir, ces bandes de voyous étaient une sorte d’extension de leurs organes de répression qui leur permettaient de réduire l’ampleur des mouvements de contestation. Elles étaient aussi mobilisées en contexte électoral, particulièrement pour empêcher le gros de la population de certains quartiers de se rendre dans les bureaux de vote. Ces pratiques ne sont pas une spécificité haïtienne, mais la conséquence d’un contexte politique marqué par une crise du militantisme organisationnel et le faible ancrage des organisations politiques. L’instrumentalisation des caïds des quartiers populaires par les pouvoirs en place est généralement proportionnelle à la baisse de la légitimité politique de ces derniers.

Dans une tribune publiée dernièrement sur le site de l’agence haïtienne Alterpresse, vous affirmez que l’arrivée au pouvoir de l’ancien président Michel Martelly et du parti qu’il a fondé, le Parti haïtien tèt kale (PHTK), a constitué un tournant. Les gangs ont proliféré. Qu’en était-il sous la présidence de Jovenel Moïse ?

Le président Jovenel Moïse est apparu à un moment de discorde au sein du clan PHTK, autour de la question de la succession de Michel Martelly. De nombreux massacres ont été commis lors d’affrontements entre gangs rivaux au cours de sa présidence. Pour de nombreux observateurs avertis, ces affrontements reflétaient sur le terrain, dans les quartiers populaires, les conflits entre différents « associés » dans les salons feutrés des lieux de pouvoir d’État.

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Les gangs fonctionnent-ils toujours aujourd’hui sous le contrôle de la classe politique ? Ou bien se sont-ils émancipés ?

Je pense que les gangs ont finalement échappé au contrôle des politiciens traditionnels. Des politiciens, qui avaient l’expérience du pouvoir et qui avaient déjà utilisé les services des gangs comme dirigeants, croyaient que, une fois dans l’opposition, ils pouvaient à nouveau utiliser leur service pour combattre le pouvoir. Ils n’avaient pas pris en compte les conséquences de l’utilisation des moyens qui découlent de l’exercice du pouvoir d’État, moyens (légaux, paralégaux, et illégaux) qui se retrouvent entre les mains d’individus qui ne sont pas sortis du « moule politique » [Michel Martelly et le PHTK, ndlr]. Actuellement, la campagne de terreur menée par les gangs ne constitue pas une forme de répression classique. Elle n’est pas dirigée contre des opposants politiques connus. Elle est dirigée contre la population des quartiers populaires et des classes moyennes des grandes villes déjà précarisées.

À qui profite le chaos ?

Le chaos profite au « milieu ». Il profite aussi à des gens qui doivent rendre des comptes. Des gens qui ont occupé des positions dans l’appareil d’État et qui ont dilapidé les fonds publics. La montée de la terreur correspond à la montée des mouvements anti-corruption, du mouvement#PetrocaribeChallenge. En ce sens, les gangs ont été utilisés pour dissuader la population de manifester dans les rues pour crier son ras-le-bol. Comment sortir de ce chaos ? La solution ne peut être que politique. La situation se présente telle que la classe politique a le choix entre périr ou trouver un consensus établi sur la base d’un projet politique qui permettra de faire face aux conditions infrahumaines qui favorisent le développement des gangs dans les quartiers populaires des agglomérations urbaines. Tant qu’on n’aura pas mis fin à cette situation de misère exécrable dans laquelle se trouvent les trois quarts de sa population, tant qu’on n’aura pas mis fin à la précarité des classes moyennes, on ne peut pas rétablir des institutions démocratiques en Haïti.