ActualitéPolitique

MACKY SALL NE SEMBLE PAS SE FIXER DE LIMITES

Entre deux avions, et dans un contexte politique violent marqué par l’ouverture de la campagne électorale pour les législatives du 31 juillet 2022, nous avons pu accrocher Boubacar Boris Diop. L’auteur de plusieurs ouvrages de référence dont « Murambi, Le livre des ossements », un roman consacré au génocide contre les Tutsi au Rwanda, a accepté de se plier à un jeu de questions-réponses sur la situation politique au Sénégal. Un sans-filtre sur le duo d’enfer Sall-Sonko, la répression des manifestations politiques, le ravalement de certaines institutions au rang de forces supplétives au service du pouvoir, etc.

mpact.sn : Quels commentaires faites-vous des derniers événements politiques survenus au Sénégal avec la mort de 3 personnes le 17 juin entre Dakar et Ziguinchor suivis de la confrontation entre le pouvoir et la coalition d’opposition Yewwi askan wi (Yaw) ?
 
Boubacar Boris Diop.
Ce qui s’est passé n’est pas anodin. Le Sénégal est certes habitué à cette sorte de danse au bord de l’abîme sur fond de combat singulier entre deux politiciens en vue mais cette fois-ci on était dans la continuité d’une séquence ayant démarré en mars 2021 avec l’affaire Adji Sarr. Avec, dans le viseur, la présidentielle de 2024. Jusqu’à hier (NDLR : l’entretien a eu lieu le 30 juin, lendemain de l’annulation de la manifestation projetée par Yaw et interdite par le préfet de Dakar) personne ne pouvait dire où allait mener la surenchère verbale. Finalement, YAW a décidé non seulement d’annuler la manifestation du 29 juin mais aussi de participer aux législatives du 31 juillet. On a envie de dire que tout est bien qui finit bien mais ce n’est qu’une trêve, le combat de taureaux a cédé la place à un affrontement tactique, à une partie d’échecs où chacun déplace ses pièces en espérant que l’adversaire va tomber dans le piège. Quoi qu’il arrive par la suite, il n’est pas excessif de dire que plus rien ne sera comme avant.
 
Qu’entendez-vous exactement par cela ?

Des voix étaient en train de s’élever pour demander le report des législatives et moi-même j’étais en faveur de ce compromis tant il me semblait curieux d’envisager de les tenir sans Ousmane Sonko. Dans le contexte actuel, cela contrevient à un minimum d’élégance républicaine. À présent cette question est réglée mais ce scrutin du 31 juillet sera déterminant pour l’avenir politique du Sénégal. On est dans une veillée d’armes en ce sens que tous les protagonistes sont conscients de ce qui va se jouer ce dimanche là.

Il y a eu aussi des morts, le 17 juin 2022.

Oui, les trois tombés à Dakar, Ziguinchor et Bignona. Cela fait dix-sept jeunes victimes en un peu plus d’une année. À qui faut-il imputer ces pertes en vies humaines ? À mon avis c’est un usage excessif de la force par les services de sécurité qui est en cause. Ceux-ci en rejettent la responsabilité sur les manifestants, ce qui est tout de même insolite. On ne voit dans aucun pays au monde la force publique se réfugier derrière des arguties pour nier ce qu’elle a fait au vu et au su de tous. D’être dépositaire de la violence légitime ne la met nullement au-dessus des lois, bien au contraire. La seule façon pour elle de se disculper, c’est qu’une enquête sérieuse soit ouverte au sujet de ces 17 morts. On l’a fait pour les affaires Balla Gaye à Dakar et Fallou Ngom à Saint-Louis, alors je ne vois pas pourquoi on s’en dispenserait pour ces jeunes qui ont été tués en mars 2021 et en juin 2022.

Le président Macky Sall n’y semble pas disposé en dépit des vieilles promesses des ministres Sidiki Kaba et Oumar Guèye.

Il va de soi que le régime de Macky Sall n’en a nulle envie. Mais il le faut car dans toute démocratie digne de ce nom, la vie des citoyens est une valeur en elle-même. D’avoir voulu exprimer leur mécontentement ne doit pas leur coûter la vie, il est difficile de se résigner à ramasser des corps d’enfants après chaque manifestation. Ou alors veut-on justement envoyer aux parents le message que ces manifestations sont dangereuses pour les inciter à dissuader leurs enfants d’y prendre part? C’est parce que le régime en prend à son aise avec un droit élémentaire, celui de manifester, que tout cela est arrivé. Il est vraiment important que la lumière soit faite sur les circonstances exactes de chacun de ces dix-sept décès. D’une manière générale, l’impunité est la règle d’or dans les régimes autocratiques, on ne peut l’admettre en démocratie.

Est-ce à dire que le Sénégal est sous régime autocratique ?

Non, c’est beaucoup plus compliqué que cela. Pour commencer, dans une dictature, le gouvernement n’a jamais l’occasion d’interdire une manifestation parce que personne n’est assez fou pour lui en demander l’autorisation. Mais vous savez, il y a toujours eu quelque chose d’assez singulier dans le modèle sénégalais, à savoir une certaine liberté individuelle de parole mais non adossée à un système démocratique et encore moins à un état de droit. Au temps de Senghor par exemple, les élections étaient massivement truquées et les syndicats et forces politiques harcelés et systématiquement phagocytés. La justice était instrumentalisée et le parlement était une chambre simple d’enregistrement. Nous savons aussi à quel point le parti se confondait avec l’Etat à cette époque.

Pourtant, et c’est cela le paradoxe sénégalais, même dans ces années-là, la liberté individuelle d’expression n’a jamais été vraiment remise en cause par le pouvoir. C’est pourquoi même leurs pires détracteurs n’ont jamais sérieusement pensé que Senghor, Diouf et Wade étaient d’affreux autocrates. On ne peut pas non plus lancer cette accusation contre Macky Sall. Chacun aujourd’hui peut dire ce qu’il pense, même s’il arrive hélas que cela se fasse sans un minimum de décence. Mais la séquence dont nous ne sommes pas tout a fait sortis, une séquence inaugurée comme je viens de le dire, par l’affaire Adji Sarr, a quelque chose de contre-nature. La force brutale a été appliquée de manière systématique contre les manifestants, on a séquestré certains leaders chez eux et on en a arrêté d’autres. Ce sont des actions préventives illégales mais dont la visée politique est claire. On n’avait rien à leur reprocher mais le temps que leur innocence puisse être démontrée, leurs militants auront été désorientés et le mouvement de contestation aura perdu de sa vigueur.

C’est de l’intimidation ?

Je parlerais plutôt de prise d’otages, au sens le plus strict. On n’a toujours pas expliqué à l’opinion pourquoi des citoyens ont été retenus de force chez eux sous le regard du monde entier. Il y avait vraiment une volonté de faire feu de tout bois. Gardons aussi à l’esprit les accusations de Guy Marius Sagna contre les méthodes brutales des forces de l’ordre, en particulier en Casamance. Dans tout régime politique il y a des faucons et il se pourrait bien que ceux-ci soient en train de prendre la main, en une réaction froidement et longuement mûrie aux événements de mars 2021. C’est une pente dangereuse, il ne faut pas s’y laisser entrainer. La nouveauté, c’est que Macky Sall ne semble pas se fixer de limites à la différence de ses prédécesseurs. Dans les moments extrêmes, ceux-ci savaient s’arrêter à temps, en se disant que certaines méthodes ne seraient pas dignes de l’idée que notre peuple se fait de lui-même. C’est ainsi que Wade, le 23 Juin 2011, a su percevoir cette ligne rouge et se dire : non je ne peux pas aller plus loin…
 
Est-ce à dire qu’il y a une digue qui a cédé ?

Il y a plutôt une certaine tentation autoritaire mais le régime a compris à temps que le pari était trop risqué, d’où les verdicts rendus aux procès des opposants arrêtés.
 
Vous pensez que ce sont des verdicts d’apaisement ?

Les appels à la raison de la société civile et des autorités religieuses ont obligé les deux parties à lâcher du lest et selon toute probabilité cela s’est négocié en coulisses. Dans le cas de Macky, les tweets de Faure (premier secrétaire du Parti socialiste français, NDLR) et Mélenchon (chef de La France insoumise, NDLR)  qui ont dénoncé les violations ont dû booster du jour au lendemain son désir de paix civile. Tout ce qui vient de Paris met dans un grand émoi certains de nos responsables politiques.

À suivre…