Culture

CINEMA : Sidney Poitier est mort, Hollywood perd une nouvelle star et un héros de la cause noire

DISPARITION – L’immense acteur américain est décédé à 94 ans. Il avait reçu l’Oscar du meilleur acteur en 1964 pour sa remarquable composition dans Le Lys des champs.

Sidney Poitier, acteur de légende et première star noire d’Hollywood, est mort à 94 ans, a annoncé vendredi le vice-premier ministre des Bahamas, où l’acteur a grandi. «Nous avons perdu une icône, un héros, un mentor, un combattant, et un trésor national», a écrit le vice-premier ministre Chester Cooper à propos de l’acteur de La Chaîne et de Dans la chaleur de la nuit , sans mentionner la cause de son décès.

Longtemps Sidney Poitier a été seul. « J’ai fait des films à une époque où le seul autre Noir des studios était le cireur de chaussures, racontait l’acteur hollywoodien à France-Soir en 1988. Je me sentais bien seul. Depuis, sont venus les Eddie Murphy, Richard Pryor et dix autres qui ont pris la relève. Je suis un peu leur papa. Je leur ai ouvert la voie. » Aujourd’hui, sa progéniture est bien plus nombreuse, acteurs (Forest Whitaker, Denzel Washington, Michael B. Jordan…) et réalisateurs (Spike Lee, Ryan Coogler, Barry Jenkins…). Le cinéma noir américain a trouvé d’autres visages et d’autres voix. Mais Sidney Poitier a été et restera le premier.

Le premier acteur afro-américain à être nommé pour l’Oscar du meilleur acteur (La Chaîne, en 1958). Le premier à recevoir la prestigieuse statuette (Le Lys des champs, en 1964). Le premier acteur noir aussi à embrasser à l’écran une actrice blanche (Katharine Hougton dans Devine qui vient dîner ?, en 1968). Le baiser n’a pas les honneurs d’un gros plan, il est entrevu dans le rétroviseur d’un taxi. Cela suffit pour choquer les Blancs et les Noirs. Pour les uns, un Noir, fût-il médecin et président de l’OMS, et une Blanche ne peuvent filer le grand amour. Pour les autres, le scandale vient de la perfection du héros noir, brillant et irréprochable, condition nécessaire pour être aimée d’une fiancée blanche sans qualités particulières, si ce n’est d’être la fille de Katharine Hepburn et Spencer Tracy.

En 2017, le satiriste noir Jordan Peele réglera ses comptes avec Devine qui vient dîner ? en réalisant Get Out , film d’horreur dans lequel les beaux-parents blancs libéraux se révèlent de terrifiants racistes – Donald Trump est alors sur le point d’entrer à la Maison-Blanche. Le gendre afro-américain, très peu idéal ici, rend coup pour coup, à la différence de Poitier, héros positif pétri de valeurs morales.

Ce personnage de saint noir, ni servile comme l’Oncle Tom, ni en colère comme un Black Panther, Poitier l’interprète de film en film. Il l’assumera, expliquant : « Je ne veux accepter que des rôles qui inspirent fierté aux spectateurs noirs, leur donnant envie de se redresser dans leur fauteuil et qui imposent au spectateur blanc l’image d’un noir estimable dont l’autorité met en question leurs préjugés. » Cet idéalisme lui permet de devenir la seule star noire américaine en haut de l’affiche pendant vingt ans, de 1950 à 1970. La seule à représenter le Noir à Hollywood ni en majordome ni en danseur de claquettes. Un costume parfois lourd à porter, même quand on a le charme et le charisme de Poitier, et qu’il n’aurait d’ailleurs jamais dû porter. « Si vous prenez ma carrière sous l’angle de la raison et de la logique, déclarait Poitier au Washington Post en 1996, vous n’irez pas très loin. Mon aventure a été incroyable dès le départ. Il me semble que notre vie doit énormément au hasard. »

Poitier n’est pas rancunier. Les premières années de sa vie, on ne peut pas dire que le hasard l’ait particulièrement gâté. Poitier naît le 20 février 1927 à Miami dans une famille pauvre et nombreuse. Il grandit aux Bahamas avant de partir à 16 ans tenter sa chance à New York. « Pendant deux ans, j’ai creusé des tranchées, surveillé des parkings. J’ai été employé dans un drugstore, camionneur, docker. À 18 ans, je me suis engagé dans l’armée, c’était le refuge des pauvres. » Démobilisé, il tombe sur une petite annonce dans un journal : « American Negro Theatre recrute jeunes comédiens. » Il passe l’audition, échoue à cause d’une diction désastreuse et décroche un job de machiniste. Depuis la coulisse, il regarde les autres prendre la lumière. Au mieux figurant, il enchaîne les petits boulots avant d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte. Ailleurs, c’est Hollywood.

C’est là que le hasard commence à bien faire les choses. En 1950, Joseph L. Mankiewicz lui confie un rôle dans La Porte s’ouvre. Ça ne s’invente pas. Poitier joue (déjà) un médecin, ravalant sa rage face aux insultes de Richard Widmark, voyou psychopathe et raciste. Il devient célèbre grâce à Graine de violence de Richard Brooks, en 1955. Poitier incarne un élève d’une école pour délinquants qui contribue à faire accepter l’autorité du professeur interprété par Glenn Ford. Sa carrière décolle. Dans L’Esclave libre, de Raoul Walsh, il est l’esclave bien traité et dévoué de Clark Gable. Il partage l’affiche avec John Cassavetes dans L’Homme qui tua la peur, de Martin Ritt. Il est aux côtés de Paul Newman dans Paris Blues, du même réalisateur, dans la peau d’un saxophoniste installé à Paris pour fuir le racisme des États-Unis. Otto Preminger lui confie le rôle-titre de Porgy and Bess, l’adaptation de l’opéra de Gershwin. Dans La Chaîne, de Stanley Kramer, cavale de deux prisonniers enchaînés l’un à l’autre dans le Sud, il traîne comme un boulet Tony Curtis. Poitier retrouve Kramer dix ans plus tard pour Devine qui vient dîner ?.

Une grande histoire avec Joanna Shimkus

Le Lys des champs, de Ralph Nelson, lui vaut un Oscar en 1964. Il interprète un homme qui aide des nonnes allemandes à retaper une chapelle en Arizona. Le film et le rôle ne laissent pas un souvenir impérissable. Dans la chaleur de la nuit, de Norman Jewison, marque plus les esprits en 1967 (cinq Oscars). Poitier, flic intègre, doit faire équipe avec le shérif Rod Steiger pour enquêter sur un crime dans une bourgade du Sud. Racisme à tous les étages à l’heure de la lutte pour les droits civiques. En 1969, L’Homme perdu, de Robert Alan Aurthur, permet à Poitier de rencontrer celle qui deviendra sa seconde épouse, Joanna Shimkus. La partenaire de Delon dans Les Aventuriers et de Belmondo dans Ho ! abandonne pour lui le métier d’actrice. Le mariage mixte fait scandale.

Apôtre de l’intégration

Au début des années 1970, Poitier n’a pas 50 ans mais l’apôtre de l’intégration prend un coup de vieux. Les films de la blaxploitation déferlent, donnant une image de l’homme noir rebelle et orgueilleuse, plus Malcolm X que Martin Luther King. « Le public noir réclamait tout autre chose, une image beaucoup plus choc, beaucoup plus primitive et beaucoup plus violente, se souvient l’acteur. Elle ne correspondait pas à mes opinions. Les producteurs ne souhaitaient plus me voir dans leurs films et moi-même je cherchais une autre voie. » Poitier devient alors producteur. En 1971, il lance Buck et son complice, un western sur l’exode du peuple noir vers l’Ouest à la fin de la guerre de Sécession. Il joue au côté de Harry Belafonte et très vite remplace le metteur en scène, qu’il juge incompétent. Ses films suivants comme réalisateur n’ont rien à voir avec la cause noire. Il signe des comédies avec Gene Wilder, l’acteur fétiche de Mel Brooks, Faut s’faire la malle et Hanky Panky, la folie aux trousses, polar parodique entre Hitchcock et Jerry Lewis. Sa dernière réalisation date de 1990, Papa est un fantôme, une comédie fantastique avec Bill Cosby.

Devant la caméra, Poitier connaît une longue éclipse dans les années 1980. Il reparaît en 1988 dans Randonnée pour un tueur, de Roger Spottiswoode. Une occasion de prouver qu’il n’a pas l’âge de ses artères. En agent du FBI, le sexagénaire poursuit un criminel dans les montagnes. Il réalise lui-même les cascades. Il est de nouveau en duo avec un blanc, l’acteur Tom Berenger.

Sidney Poitier incarne Nelson Mandela

En 1997, il a des cheveux blancs pour interpréter Nelson Mandela dans Mandela and De Klerk, téléfilm sur les négociations entre les deux leaders sud-africains autour de la fin de l’apartheid – Michael Caine joue De Klerk. En 2009, Barack Obama lui épingle la médaille présidentielle de la Liberté, plus haute distinction civile américaine. Une façon d’honorer la bataille de Poitier, pacifique toujours et parfois contestée pour cela. Dans une Amérique où les tensions raciales sont toujours vives (voir le mouvement Black Lives Matter), la première star noire hollywoodienne continuera longtemps d’occuper une place particulière, symbolique et paradoxale.

Toutinfo.net(avec Le Figaro)