Senghor, un patrimoine universel à ne pas marchander (Par Pierre Goudiaby Atepa)
Léopold Sédar Senghor, premier président de la République du Sénégal, est incontestablement le père de la Nation sénégalaise. Sous ce rapport, il est mon père et aussi mon maître. Il est également mon père par les liens solides qu’il a toujours entretenus avec des membres de ma famille, parmi lesquels je pourrais citer son fidèle compagnon de toujours, l’inoubliable ministre Émile Badiane.
Architecte de formation, je revendique un lien tout particulier avec lui à travers son combat pour l’avènement d’une nouvelle architecture qui, inspirée de la soudano sahélienne, avec son parallélisme asymétrique, est une composante essentielle de ce qu’il est convenu d’appeler « L’École de Dakar ».
Je pourrais à longueur de pages soulever bien des liens et des points de convergences avec Léopold Sédar Senghor. Si pour ma part je revendique cette filiation, nombreux sont les Sénégalais et les Africains qui pourraient également le faire. C’est pour toutes ces raisons et pour bien d’autres encore que je tiens à élever ma voix pour m’indigner profondément devant ce qui pour moi, et je pèse mes mots, s’apparente à un ignoble chantage exercé sur les Sénégalais, les Africains et plus particulièrement sur l’État du Sénégal qui, pour une deuxième fois, monte au créneau pour sauver un patrimoine que je n’hésiterai pas à qualifier d’universel.
Pourquoi laisser encore agir, à sa guise, au rythme de ses seuls intérêts, une héritière de 3e ou 4e rang, sans aucun lien de sang avec la famille Senghor. Si lien il y a, il ne va pas au-delà d‘un long voisinage. En effet, cette dame a bel et bien reçu de Madame Odette Hubert, sœur ainée de Colette Hubert Senghor, les objets qu’elle met périodiquement aux enchères. Colette Senghor, qui a survécu à son mari et à son fils Philippe Maguilen, avait, de son vivant, légué une partie de ses biens à la ville de Verson et une partie à sa sœur ainée. Cette dernière avait pris la même disposition en faisant d’elle aussi son héritière. Voilà campée la situation de la succession des sœurs Hubert, dont la cadette Colette a été vingt ans durant la première dame du Sénégal.
Léopold Sédar Senghor, intellectuel et homme de culture, était passionné d’art. Il entretenait de solides relations avec quelques grands peintres de l’École de Paris. Les gens de ma génération se souviendront du dynamisme tout particulier du Musée Dynamique de la corniche ouest de Dakar, qui vit passer plusieurs grandes expositions, dont Picasso, Soulages, Chagall et Manessier, pour ne citer que ceux-là parmi tant d’autres. Quelques noms parmi ces grands de la peinture universelle ont illustré l’œuvre poétique de Léopold Sédar Senghor, et notamment les « Élégies majeures ». C’est dire que les liens avec le monde artistique étaient solides et contribuaient en ces temps-là à faire de notre capitale un foyer culturel de très haut niveau. Très tôt passionné de la peinture, Senghor avait acquis en 1956 une toile de Pierre Soulages qu’il laissera à son épouse, qui à son tour la lèguera à sa sœur Odette. Cette toile s’est retrouvée, il y a quelques années, sur le marché, vendue aux enchères le 23 janvier 2021 et acquise à 1,5 millions d’euros. Ensuite, toujours par les agissements de la voisine héritière, ce fut l‘épisode des effets personnels, bijoux et décorations militaires, appartenant à Léopold Sédar Senghor et à son épouse Colette. Le Sénégal, in extrémis, les a rachetés le 23 octobre 2023 grâce à l’implication directe du Président Macky Sall.
Je voudrais m’arrêter un instant sur ce premier épisode. L’urgence et l’émotion nous avait fait perdre de vue une dimension essentielle de cette affaire à savoir que certains de ces objets, Léopold Sédar Senghor les avait obtenus en tant que président de la République du Sénégal. On pourrait donc dire que ces objets, d’une certaine manière, appartiennent aussi à l’État du Sénégal. Il me plaît aujourd’hui de dire à notre venderesse normande que nous ne pouvons plus continuer à acheter ce qui est à nous. Si nous reconnaissons ses droits sur certains effets, il va sans dire que l’État du Sénégal a aussi, légitimement, un droit d’inventaire pour, à travers ce qu’elle détient, faire le point de ce qui est de l’ordre strictement personnel et de ce qui a été acquis es qualité.
Il y a bien longtemps que Léopold Sédar Senghor a cessé de n’appartenir qu’au Sénégal et à l’Afrique. Il est un patrimoine universel. Sa trajectoire, son action, son œuvre dépassent les étroites limites de son pays natal. Chantre de la négritude, il a été un fervent défenseur de la culture africaine et un avocat obstiné du dialogue des cultures. Au nom du droit au retour et du dialogue des cultures, des consciences africaines ont revendiqué le rapatriement du patrimoine africain arraché à la terre mère et dispersé dans les musées occidentaux. Une revendication légitime qui a commencé à trouver un début de solution. Et mon plaidoyer d’aujourd’hui, je voudrais l’inscrire dans cette dynamique du retour à la terre-mère de tous les objets spoliés qu’une soif d’argent est en train de disséminer dans le monde.
Exerçant depuis un demi-siècle le métier que j’ai choisi et par lequel j’ai tenu à apporter ma contribution à l’édification d’un nouvel humanisme, j’ai mis le meilleur de moi-même dans la transmission, à travers la formation de jeunes architectes que j’ai encadrés pour réaliser le rêve senghorien. Son combat était universel et multidimensionnel. Pour cette raison et pour bien d’autres, nous devons, dans la diversité de nos professions, activités et occupations, nous mobiliser pour cette cause qui nous transcende et qui participe de la sauvegarde de notre patrimoine et de notre dignité.
Pierre Goudiaby Atepa