Au Sénégal, la folie des paris sportifs
Formellement interdits par la religion musulmane, majoritaire au Sénégal, les paris sportifs s’emparent doucement des mœurs du pays. Une pratique qui attire surtout les jeunes, parfois mineurs, malgré l’interdiction. Les performances des Lions au Mondial 2018 confirment la tendance.
À deux pas de l’embarcadère de Ziguinchor, en Casamance, un groupe de jeunes, la vingtaine, traîne autour d’une boutique vert fluo flambant neuve. À l’intérieur, les factures froissées ou déchirées jonchent le sol et les parieurs s’agglutinent devant les barreaux qui les séparent des caissiers et des écrans de jeux, dans un véritable capharnaüm.
Depuis son ouverture il y a trois mois, le « minishop », une petite salle de jeux virtuels et de paris sportifs, est la nouvelle attraction des jeunes Casamançais. « Depuis que je ne travaille plus, je passe mon temps ici », raconte Ngagne, qui était enseignant. Aujourd’hui, j’ai gagné 1200 francs CFA (près de 2 euros), c’est peu mais c’est mieux que rien. »
ILS VIENNENT TOUS LES JOURS, CERTAINS FONT ÇA TOUTE LA JOURNÉE », INDIQUE UN EMPLOYÉ
Hormis les femmes à la caisse, les joueurs sont surtout des hommes âgés de 20 à 30 ans. « Ils viennent tous les jours, observe Mamadou Gueye, l’un des employés, en pointant les parieurs du doigt. Certains font ça toute la journée. »
Attirer et capter les joueurs
Spécialisée dans les paris sportifs depuis 1986, la Lonase, la Loterie nationale sénégalaise, s’est associée en 2013 à Premier Bet, dit Parifoot, société internationale déjà implantée dans une quinzaine de pays africains pour les paris hippiques et sportifs. Forte de son succès, l’entreprise parapublique possède des lieux de jeux un peu partout au Sénégal, en plus des nombreux kiosques de rue.
L’avantage de ces salles : miser sur des jeux virtuels ou des vrais matchs, tout en suivant l’évolution de la partie en direct à la télé. « Ça permet d’attirer les joueurs et de les capter », confie Jacques*, l’un des responsables de la Lonase. Alassane vient de parier 300 FCFA (à peine 50 centimes d’euros), la plus petite mise possible, sur « huit matchs faciles » dit-il. Il peut remporter jusqu’à 6000 FCFA (9 euros) et reviendra « demain ». Gain maximal à chaque pari : 150 euros.
CERTAINS PENSENT QUE C’EST LEUR MÉTIER », SOULIGNE L’UN DES RESPONSABLES DE LA LONASE
Un succès tel que trois minishops identiques ont ouvert à Kaolack, deuxième ville économique du pays et point de passage stratégique entre le Mali, la Guinée et la Gambie, en plus des cinquante points de vente présents à chaque coin de rue. « Ce sont surtout les jeunes qui sont attirés par ces jeux car ils sont plus éduqués et certains sont des vrais spécialistes du foot, juge Jacques. Je vais souvent sur le terrain dans les minishops ou les points de vente pour leur dire de jouer, mais de ne pas dépendre du jeu. Certains pensent que c’est leur métier. »
Isolement et endettement
Des voix s’élèvent un peu partout au Sénégal pour éviter que ces jeunes tombent dans l’addiction du jeu. Dans une lettre ouverte au directeur général de la Lonase, Mamadou Sy Tounkara, animateur vedette de la chaîne 2sTV, alertait déjà la jeunesse en 2015 sur les risques « d’isolement et d’endettement » créés par ces jeux « pernicieux », qu’il comparait alors à une « drogue. » Il en appelait à la « fin » des paris sportifs « destructeurs de notre jeunesse. Une jeunesse doit être éduquée et protégée. »
Une pratique qui touche même les mineurs, alors qu’un panneau « interdit aux moins de 18 ans » est bien visible à chaque entrée et qu’un vigile surveille la clientèle. Dans l’une des boutiques, le caissier valide sur une machine rouge vintage les paris de plusieurs jeunes joueurs sans vérifier leur âge. « Ils sont majeurs, ça se voit. Je me fie au physique », affirme-t-il.
Interdits par la religion
Dans un autre minishop de Kaolack, avant de donner son âge, Seydou hésite, sourit puis répond « 19 ans », sans conviction. Quelques bruits de touches plus tard, le billet sort, son pronostic est validé. « J’ai vu que le Sénégal gagnait contre la Pologne alors je suis venu jouer à la mi-temps », explique-t-il. Ici, les options sont multiples et attirent les joueurs : possibilité de parier sur le vainqueur du match évidemment, mais aussi l’identité du premier buteur, une seconde période plus prolifique en buts…
Pourtant, la pratique est assez mal perçue par les plus anciens car les jeux d’argent sont formellement interdits par la religion musulmane, suivie par 95 % de la population. « Certains jouent en cachette, tôt le matin », raconte notre source à la Lonase. À côté de la salle de jeux, une famille regarde le premier match du Sénégal sur un vieil écran cathodique. « Les pronostics, je n’y crois pas. On ne peut pas anticiper l’avenir, ce serait mentir », estime Mamadou, le père de famille. « Moi je prie pour le Sénégal, ça me suffit », sourit Maïmouna.
Prières exaucées, les Lions ont remporté leur premier match 2 buts à 1 contre la Pologne. Et Jacques est formel : « Plus les équipes populaires comme le Real Madrid, le FC Barcelone ou le Sénégal gagnent et plus il y a de parieurs. » De quoi encourager le phénomène.
Jeune Afrique