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MODY GUIRO, SG DE LA CNTS : «L’État a l’obligation de sauvegarder les emplois existants»

La galère des travailleurs et des entreprises face au Covid 19, les mesures prises par l’Etat pour faire face, les promesses d’emplois au moment où d’autres sont massivement perdus, l’émiettement syndical, l’Ipres…, Mody Guiro jette un regard froid sur tous ces sujets. Dans cet entretien qu’il nous a accordé, le Secrétaire général de la Cnts, par ailleurs, patron de la Confédération syndicale internationale Csi Afrique et Pca de l’Ipres, ne ménage pas non plus l’Etat à qui il demande de faire du fast-track pour les annonces faites par le chef de l’Etat mais qui tardent toujours à se matérialiser. 

L’Info : Depuis plus d’un an, le Sénégalais est soumis à la pandémie du corona virus. Comment se porte aujourd’hui les travailleurs sénégalais? 

Mody Guiro : Depuis un an, les travailleurs sénégalais vivent dans un contexte très particulier, caractérisé par un environnement économique difficile du fait de la pandémie de la covid-19, avec son impact sur la vie des entreprises, en général. Des secteurs très importants de  notre économie sont touchés, notamment  le secteur des transports aériens, du tourisme, de  l’hôtellerie et de la restauration, qui sont des secteurs très porteurs d’emplois. Nous commençons, depuis quelques temps, à ressentir cet impact, en termes de pertes d’emplois. Mais, il faut quand même féliciter le chef de l’État, qui  a, dès le début de la pandémie, après avoir rencontré les organisations syndicales, indiqué la nécessité de protéger les emplois avec l’ouverture de la première ordonnance 01-2020. Cette ordonnance avait préconisé de maintenir les travailleurs dans leurs emplois et de privilégier le chômage technique avec un niveau de salaire à hauteur de 70%. Cette mesure, quand elle était prise, nul ne pensait que la pandémie allait durer plus de trois mois. Malheureusement, nous sommes à 1 an de  pandémie dans un calvaire total pour les travailleurs du secteur de l’hôtellerie, de la restauration, sans compter les établissements des agences de voyage. Ces agences sont pratiquement fermées, parce que tout simplement le transport aérien ne fonctionne plus. Les touristes ne viennent plus. Le marché est  aujourd’hui presque morose parce que la pandémie  a impacté l’ensemble de ces  secteurs-là. Il y a également un impact sur le surcuit d’approvisionnement. Ceux qui vendent des poulets, les agriculteurs, les maraichers, les artisans sont aussi impactés. Parce que, ce sont des acteurs qui gravitent autour de l’activité touristique. La situation que nous vivons aujourd’hui est difficile. Nous enregistrons, actuellement un certain nombre de licenciements. Beaucoup de structures, beaucoup d’hôtels commencent à fermer parce que n’étant plus en mesure de maintenir l’activité. 

 Est-ce qu’il y a des statistiques sur l’ampleur de ces licenciements ?

 Il est difficile aujourd’hui de quantifier le nombre d’emplois perdus dans ces secteurs. Mais, ce sont des secteurs pourvoyeurs d’emplois directs et indirects. Dans ces secteurs vous avez des travailleurs permanents comme des travailleurs saisonniers. Actuellement, il n’y a pratiquement pas de travailleurs saisonniers dans ces hôtels-là. Mais, nous enregistrement beaucoup de licenciements en ce qui concerne les travailleurs permanents qui avaient des contrats à durée déterminée. Je peux donner l’exemple du King Fahd Palace et certains grands restaurants qui sont fermés complètement. L’hôtel Ngor Diarama est fermé, beaucoup d’hôtels à  Saly ont également fermé. Il y a des travailleurs qui sont venus nous voir pour qu’on mette en place une plateforme des travailleurs licenciés. Nous sommes en train de mettre en place un système qui nous permettra de suivre l’évolution des emplois.  Les travailleurs du secteur ont décidé de s’organiser, mais également de convoquer une conférence pour essayer de sensibiliser les autorités de la République sur les situations qu’ils vivent et de voir comment l’État devrait faire pour sauvegarder des emplois. Et ceux qui ont perdu leurs emplois, on doit essayer de voir comment  les réinsérer dans la société, parce que la majorité ce sont des jeunes. 

Justement, au moment où des jeunes sont en train de perdre leurs emplois, le chef de l’État annonce des recrutements et des emplois…

Nous pensons que la meilleur façon de  booster l’emploi, c’est l’investissement. Nous saluons la mesure prise par le chef de l’État à travers la mise en place des moyens supplémentaires pour offrir aux jeunes des emplois. Nous saluons les annonces faites pour le recrutement de 5000 fonctionnaires. Nous saluons aussi la mise sur place d’un fonds de 450 milliards pour l’emploi des jeunes. Mais, nous disons que l’État a l’obligation de sauvegarder et de maintenir les emplois existants. C’est notre position. Nous l’avons dit et nous le crions plus haut. Il faut protéger ces emplois existants, parce qu’un emploi qui se perd, il y a dix personnes qui sont derrière qui vont se retrouver dans la pauvreté, compte tenu de la structure de la famille  sénégalaise. Je crois que l’État devrait réfléchir sur comment accompagner les entreprises qui sont en difficulté, pour qu’elles puissent, à  leur tour,  maintenir les emplois. Parce que la pandémie va durer une période. Ça peut faire deux ans. Il faut que l’État puisse mettre en place une stratégie politique qui pourrait accompagner ces entreprises en difficulté  pour ne pas  voir des milliers  de pères et de mères de famille dans la rue. Il nous faut une cohérence de la politique de création et de sauvegarde des emplois. Je pense qu’en mettant 450 milliards pour la création des emplois, il faudrait  réfléchir sur comment prendre une partie de ces fonds pour assurer un accompagnement de ces entreprises en difficulté en prenant en charge, au moins, une partie des salaires durant six mois voire même un an. Cela, pour donner le maximum de chance à ces employeurs-là de pouvoir conserver leurs emplois. Nous nous battons pour qu’on ne licencie pas les travailleurs. Mais, il faudrait également comprendre que ce sont des entreprises qui ont des difficultés et qui survivent difficilement. La volonté de protéger les emplois est là, mais il faudrait que l’État également, dans sa politique globale, puissent mettre des mesures d’accompagnement en vue de garantir ces emplois qui sont déjà là. 

 Sous quelles formes devraient se décliner ces mesures d’accompagnement ?

Aujourd’hui, nous estimons qu’il faudrait que l’État, en accord avec les partenaires sociaux, le patronat des secteurs de l’hôtellerie puisse définir et développer des stratégies en disant : «vous ne licenciez  pas vos travailleurs. Vous les maintenez et en contrepartie, nous mettons à votre disposition certaines facilités ou mesure d’accompagnement». La première mesure d’accompagnement l’État dit : ‘’nous mettons de l’argent pour qu’en contrepartie vous ne licenciez pas vos employés’’. La deuxième mesure, c’est de maintenir les emplois où  faciliter le recrutement. On offre des facilités notamment fiscales en ce qui concerne ces secteurs touchés. Qu’il ait une amnistie fiscale pour 2019. Que l’État dit par exemple, l’impact est là, il n y a pas d’activités et qu’il y a pas de fiscalité. D’autant plus que ce n’est pas beaucoup d’argent. Il faut faire en sorte que les entreprises pour lesquelles l’État doit de l’argent soient  payées. Si on ne le fait pas, ça va jouer sur le fonctionnement des entreprises et le maillon le plus faible, ce sont les travailleurs. Il faudrait faire en sorte qu’on puisse avoir des tarifs préférentiels au niveau de ces secteurs-là notamment sur l’électricité, sur l’eau, Ce qui va  permettre à ces entreprises-là de souffler, de dépasser la période de la pandémie, de maintenir les emplois, et  de pouvoir redémarrer. Ce sont des conditions de la résilience. Ce que nous disons est pratiquement partagé par l’ensemble des travailleurs et les employeurs qui nous écoutent.  Parce que nous réfléchissons ensemble sur ces questions-là. Je pense que l’État ne devrait pas  se  limiter  qu’à mettre 450 milliards. Il faudra également développer parallèlement des stratégies d’accompagnement permettant de sauver les emplois qui existent. 

Des milliards sont annoncés, mais pour quand? Quand on sait que par exemple, les 50 milliards annoncés pour le secteur touristique ne sont toujours pas disponibles…

Je pense aussi que l’État devrait réfléchir sur la diligence, c’est-à-dire,  comment faire pour que, pour toutes les annonces faites, les ayants droits puissent accéder aux financements dans les meilleurs délais. Si on perd du temps, l’entreprise va continuer à souffrir et les emplois également vont souffrir. Il faut que les procédures soient claires et que les délais soient raccourcis  pour permettre aux gens d’accéder à ces financement le plus rapidement possible.  Mais, si on reste 4, 5,  6  mois  depuis l’annonce du président de la République sans entrer dans ces fonds, vous imaginez ce que ça doit faire. Il faudra également du fast track sur ces genres de questions. Il y a l’effet d’annonce, mais la mise en œuvre de cette annonce doit vraiment être palpable et réalisables dans des délais raisonnables.  

Nous pensons que l’État devrait revoir ses procédures. Il faut aussi voir ce dont ces acteurs-là ont besoin pour essayer de les accompagner. Nous  estimons que pour les secteurs qui sont porteurs d’emplois, on n’a pas le droit de  les laisser tomber. Je pense que le président de la République l’avait compris dès le départ. Il faudrait poursuivre cet élan de solidarité envers les entreprises. Il faut au moins donner de l’espoir à ces travailleurs en leurs permettant de garder leurs activités. On ne peut pas créer des emplois et délaisser les emplois existants. Je pense que les autorités l’ont bien compris. Il y a un pacte en discussion avec le patronat, le gouvernement et les organisations professionnelles. C’est dans ce cadre que les 50 milliards sont accordés. Aussi bien les travailleurs que les employeurs, nous parlons le même langage. 

 Vous parlez tantôt de pertes d’emplois et de chômage. Est-ce qu’il y a un équilibre entre ceux qui cotisent à l’IPRES et les retraités ?

Les institutions sociales fonctionnent sur le système par répartition qui est basé sur le système de solidarité entre les générations. Il y a une poussée démographique. Quand des travailleurs vont à la retraite et qu’il y a moins de travailleurs, le ratio va baisser. Nous étions à 5 travailleurs pour un retraité maintenant, nous sommes à 2 ou 1 virgule quelque  travailleur pour un retraité. Ce qui fait que l’équilibre de ces institutions-là devient un peu fragilisé. Les institutions essayent de diversifier leurs sources de revenus par des placements, des investissements. Mais, ce qu’il faudrait comprendre, c’est que notre  système, tel qu’il est bâti,  devrait, pour qu’il soit  plus équilibré dans le long terme, se faire sur la base de création, de plus en plus d’emplois. Or, cet équilibre est un peu menacé. Donc, si nous perdons des emplois et que nous n’en créons pas, cela va se répercuter sur l’équilibre de l’institution. Deuxième chose, c’est que nous avons estimé que dans la période de la pandémie, il n’était pas nécessaire de poursuivre les entreprises en défaut de paiement de cotisations. Pourquoi ? Parce que la pandémie  ne favorise pas cette situation. Quelqu’un qui boite, vous n’allez pas lui casser l’autre jambe. Nous pensons que l’emploi est fondamental pour que ces institutions puissent survivre pour continuer de payer à temps les pensions. 

Quel est le risque qu’on court si ce déséquilibre-là persiste ?

 Si le déséquilibre persiste, il faut qu’on revoie les formules. On peut demander à ce que les gens augmentent les taux de cotisations. Si vous avez des entreprises qui souffrent et que vous voulez demander d’augmenter les taux de cotisations, vous imaginez un peu la réticence au niveau des patrons. On n’est pas encore à ce niveau. Les indicateurs montrent que des études doivent être faites pour voir, comment on doit faire pour maintenir l’équilibre pendant 30 ans. Ces études doivent être faites pour voir, si les régimes pourraient péricliter d’ici 25 ou 30 ans.  Si on a les résultats de ces études, on pourra voir comment on doit faire, mais également comment jouer sur les paramètres et sur les taux de cotisations. Ce sont des études sérieuses qui pourraient déterminer, s’il n’y a pas de risques immédiats sur le fonctionnement de ces institutions-là.  A l’heure où nous sommes, le risque n’est pas immédiat puisque nous avons suffisamment de réserves pour permettre à l’institution de fonctionner si celle-ci arrive à capter toutes ces ressources des cotisations actuelles. Ce qu’il faut dire, c’est que si l’emploi ne suit pas, il est évident qu’à long terme cet impact va être ressenti par l’institution de prévoyance sociale. Maintenant, il y a des réformes qui ont été initiées, récemment. C’est que parallèlement, à la retraite par répartition, nous développement de plus en plus une retraite par capitalisation au niveau de l’Ipres (Institution de Prévoyance Retraite du Sénégal), parce qu’il ne faut pas se tromper, la majorité des emplois sont des emplois du secteur informel. Ces travailleurs méritent d’avoir une protection sociale. Il faudrait que l’État développement des politiques de sensibilisation, d’incitation pour permettre au secteur de l’informel d’avoir une protection sociale à travers la retraite par capitalisation. 

Comment va se faire concrètement la retraite par capitalisation ?  

La retraite par capitalisation, les assurances le font. Elle consiste à mettre une partie de ce qu’on gagne en épargne pendant, par exemple 30 ans sans y toucher. A terme, cet argent épargné va avoir un taux de rentabilité avec des intérêts. C’est ce qu’on va verser comme capitale retraite à la personne. Il y a beaucoup de pays qui pratiquent la retraite par capitalisation. Il y a des pays qui ont les deux systèmes. Il faut élargir et faire un accompagnement au niveau de ceux qui sont dans le secteur informel et ce qu’on appelle des travailleurs libres ou indépendants. 

 Vous êtes patron d’une centrale syndicale, le Sénégal compte combien de syndicats et de centrales?

Normalement, nous sommes à 18 ou 19 centrales syndicales. Avec les élections de représentativité, nous sommes tombés d’accord pour maintenir les 4 centrales  les plus représentatives, quelques fois 5, pour assainir un peu le dialogue social. Parce que, vous ne pouvez pas avoir un dialogue social de qualité avec 20 centrales. Je pense que cela permet un peu d’éclairer l’environnement. Et ça, c’est la démocratie qui le permet. La convention 87 de l’Organisation internationale du travail (OIT) donne la liberté aux travailleurs de s’organiser librement et de désigner librement leurs représentants. Ce sont des droits internationaux. Et quand  les dispositions du droit international sont appliquées, vous avez une pléthore de syndicats. Ce qu’il faut faire, c’est d’essayer de définir des éléments de mesure de la représentativité pour voir ceux qui veulent porter la voix des travailleurs. 

Ce pluralisme syndicale s’accompagne paradoxalement d’une faiblesse de la lutte syndicale…

Le pluralisme syndical n’a jamais été quelque choses de bon, sur le long terme bien sûr, parce que quand vous êtes divisés vous êtes faibles. A la Cnts, nous sommes à 108 organisations. La pléthore d’organisations syndicales, ce n’est pas une bonne chose. Vous allez dans le secteur formel, il y a à peu près  600 mille travailleurs. Vous ne pouvez être efficace dans la division. Seule l’unité permet aux syndicats d’être forts. Quand on est uni, on est fort quand on est désuni, on est faible. Ça c’est le béaba du syndicalisme. Unis nous sommes forts, désunis nous sommes faibles.

Qu’est-ce qui explique cette pléthore de syndicats?

Ça fait partie de l’histoire syndicale. Il y a plusieurs facteurs. Le premier facteur qui est relative à l’Afrique et qui n’est pas spécifique à notre pays, c’est la dimension politique. D’habitude en Afrique, depuis l’indépendance, les partis politiques ont créé des syndicats qui leurs sont affiliés.  C’est le cas de notre syndicat qui était affilié au Parti socialiste.  Il nous a fallu attendre le congrès de 2001 pour nous départir de cette participation pour faire de notre organisation un syndicat démocratique et indépendant.  L’autre dimension, c’est l’absence de démocratie interne. En tant que secrétaire général, d’une organisation, vous êtes élu pour un mandat bien déterminé ; à la fin du mandat vous refusez de convoquer une assemblée générale. Ce sont ces cas-là qui arrivent. Dès l’instant que les autres veulent un congrès et le secrétaire général refuse, ils claquent la porte et vont créer une autre structure. L’autre aspect, c’est l’absence même du jeu démocratique. Vous allez en congrès en tant secrétaire général, vous êtes battu et vous refusé d’accepter la défaite. 

Quelle est la solution ou les solutions ?

Il faut d’abord avoir une attitude démocratique. Nous avons l’habitude de dire que les syndicats sont des écoles de démocratie. Il faut que nous nous appliquons cette démocratie.  Depuis que nous sommes à la tête de la CNTS, c’est ce que nous faisons. Nous y croyons, parce que nul n’est éternel.  Nous allons partir d’autres vont venir. Donc, il ne faut pas se voiler la face.  Il nous faut être des démocrates et faire en sorte que nous puissions inspirez aux autres la culture démocratique. Ensuite, il faut éviter de prendre les mots d’ordre des partis politiques. Les mots d’ordre doivent venir de la base.    

Vous êtes candidat  à votre propre succession au prochain congrès ?

 On verra… 

Entretien réalisé par Mbaye THIANDOUM 

Et Mamadou Lamine CAMARA