Les lundis de Madiambal : Leçons d’un week-end russe
La dilution du monopole de la violence légitime échouera partout
La montée en puissance du groupe Wagner dans le système de défense russe, pour servir de relais dans des opérations extérieures ou aider dans la projection, a longtemps été l’objet de débat. Beaucoup d’analystes, sur qui on a vite fait de taper, soutenaient que sur un temps long, un Etat ne peut s’accommoder de laisser des chefs de guerre s’organiser et opérer sur les mêmes théâtres qu’un commandement militaire structuré. La Russie, par opportunisme politique et par cynisme stratégique, a opté pour la dilution du monopole de la violence légitime qu’incarnait son Etat en greffant Wagner à toutes ses actions sur les fronts. Wagner est devenu une pieuvre, une bien sale pieuvre, avec des malfrats de tout acabit dont certains directement sortis de prison pour être engagés par Prigojine pour une paie parfois supérieure à celle des soldats officiels russes. En prenant du poids, en toisant les institutions régaliennes, le contractant de sécurité et de services de défense a eu le melon, s’est pensé trop fort pour vouloir renverser un régime, tout en oubliant qu’au-delà de disposer des armes, il y a tout un soutien politique qui doit accompagner un coup insurrectionnel. Le professeur Julien Vercueil explique bien cela dans une tribune au Monde, en soutenant que «le chef de guerre Evgueni Prigojine n’a pas su rassembler à temps les soutiens politiques nécessaires. A lui seul, Prigojine ne pouvait renverser le pouvoir. Il lui fallait le soutien d’une coalition suffisamment large et puissante pour retourner le triptyque «structures de force-oligarchie-représentation politique». Les Etats africains, qui ont décidé volontairement de se ménager de certaines prérogatives régaliennes pour les confier en partie à des contractants de services de défense, verront avec le dernier développement chez la Mère moscovite, qu’ils iront tous à l’abîme en déstructurant leurs corps de défense et faisant reposer leur sécurité sur un allié extérieur, d’autant plus que celui-ci n’a ni les moyens ni les profondeurs d’un appareil d’Etat voulant se protéger. Nos voisins maliens veulent chasser la Minusma après avoir chassé l’Armée française, nous ne voulons pas être des oiseaux de mauvais augure, mais c’est la porte ouverte à tous les dégâts, s’il pouvait encore y avoir plus de ruines sur des ruines !
Le cynisme des juntes africaines les rattrape
J’abordais en octobre 2021 dans ces colonnes, la posture prise par le pouvoir militaire de Bamako dans sa logique de faire de vieux os au pouvoir et de ne respecter aucun des engagements pour une transition du pouvoir vers des civils, après le renversement du Président Ibrahim Boubacar Keïta. Il se trouvait comme toujours des contradicteurs, parmi les «putschistes en puissance», qui applaudissaient en voyant des pouvoirs démocratiquement élus, renversés, pour nous taxer de promoteurs de la France. Les lignes qui étaient écrites sur le rapprochement Wagner et Etat malien, voient les folles 48 heures du bras de fer Poutine-Prigojine sur le territoire de la Fédération russe, renforcer toutes nos craintes sur la logique des Etats africains d’abandonner leur défense à des acteurs tiers. Cynisme pour rester aux affaires, incompétence gouvernementale ou irresponsabilité stratégique, libre à chacun de voir, mais il est évident que ce schéma n’est pas opérant. Nous disions ce qui suit dans notre chronique : «Comme il est toujours de bon ton, aux yeux d’une certaine opinion publique africaine, de jouer le vieux disque d’invocation des principes de souveraineté nationale, pour refuser d’obtempérer aux desiderata de l’ancienne puissance coloniale française, Choguel Maïga dira, le 29 septembre 2021, de manière triviale, que le Mali reste libre de faire appel à qui il veut. Jusqu’à faire recours à des mercenaires ? C’est là que se trouve toute l’incohérence des autorités maliennes. En arrivant au pouvoir, le Colonel Goïta et ses hommes prétendaient avoir agi pour redonner à l’Armée malienne ses capacités opérationnelles et surtout son autorité et sa légitimité pour défendre le territoire national et le Peuple du Mali. Ainsi donc, les officiers qui disaient avoir souffert que l’Armée malienne ait été laissée pour compte par le régime de IBK et qu’il fallait restaurer cette Armée dans ses attributs et prérogatives, ont fini par humilier cette Armée même, en faisant plus confiance à des mercenaires russes pour «appuyer la formation des soldats et protéger les autorités au pouvoir». On voit bien que la junte cherche plutôt à assurer sa propre sécurité. Et puis, quelle est la gloire pour un militaire de faire assurer sa propre sécurité par des civils ? En outre, la société Wagner n’est pas une armée régulière, qui va au front pour mener une guerre conventionnelle, elle est plutôt une société de bodyguards, pour assurer une sécurité rapprochée de personnalités. C’est dire que la préoccupation de faire appel à Wagner reste simplement que les membres de la junte et du pouvoir pourront compter sur une garde rapprochée réputée efficace. Quel cynisme ! Dans tout cela, quelle est la place du Peuple malien au nom duquel la junte a toujours prétendu agir ? La question de la reconquête des territoires qui ne sont plus sous le contrôle de l’Etat malien est reléguée aux calendes maliennes. La priorité pour la junte est de bien s’installer au pouvoir, le plus longtemps possible. Choguel Maïga a annoncé la couleur, soulignant que l’échéance de février 2022 pour la tenue des élections ne pourra être respectée. Mieux, les colonels maliens ont déserté leurs positions dans les zones arides du Mali pour se la couler douce à Bamako.» Déstructurer une armée, donner des prérogatives régaliennes importantes à un groupe militaire privé d’une puissance tierce, appuyer tout cela sur un discours populiste de refus d’un impérialisme étranger, les juntes de la sous-région donnent de parfaits exemples de tout ce qu’il ne faut pas faire pour tout Etat afin de ne pas perdre le monopole de la violence légitime lui conférant les capacités de fixer les règles, d’organiser la vie en société, de faire appliquer les lois et surtout de pouvoir punir les écarts. La plus grande crainte est à nourrir en écoutant la déclaration de Prigojine quand il engage sa rébellion. «On nous avait dit que l’Afrique avait besoin de nous et nous y étions allés et après on nous a abandonnés», peste-t-il. En d’autres termes, le patron de Wagner n’aurait plus le soutien de l’establishment russe pour ses interventions en Afrique, notamment au Mali, en Centrafrique et au Burkina Faso. Et encore que Wagner se trouve dans une situation de rupture de ban avec le régime poutinien au point que Prigojine est annoncé parti se «réfugier» en Biélorussie ? Cette «fuite» du chef de Wagner devrait signer l’arrêt de mort de son organisation de mercenaires. Alors l’Etat malien, qui n’a plus ni l’Etat russe ni les supplétifs de Wagner, se fait ainsi hara-kiri après voir dans un premier temps chassé l’Armée et les autres troupes de l’Union européenne, et poursuivi dans la surenchère jusqu’à décider, il y a quelques jours, d’exiger le départ de la Minusma. Les boulevards seront largement ouverts à des troupes djihadistes qui étaient déjà en 2013, aux portes de Bamako et qui étaient stoppées net par les forces déployées dans l’urgence par le Président François Hollande.
Dakar a tout à apprendre de cette nouvelle «affaire de Kornilov»
Le Sénégal a beaucoup d’enseignements à tirer de la situation qui s’est produite en Russie et des relations très poussées de certains de ses voisins avec le contractant de défense Wagner. Sur le plan de la gestion de l’Etat et de ses prérogatives sécuritaires, il est évident que tout pays sérieux doit renforcer la force de ses commandements, faire en sorte d’entretenir du mieux la verticalité de ceux-ci et aider à distancier les officiers de toute interférence politique qui pourrait susciter des appétits. Il ne peut exister dans un pays une armée régulière avec des milices et des groupes de défense. Un travail intense est à faire pour démanteler tous les groupes qui ne seraient pas sous la bannière étatique. Toutes les situations qui se produisent dans notre pays depuis trois bonnes années visent à faire percer des groupes armés, des milices d’autodéfense ou des groupuscules guerriers. Les mettre hors d’état de nuire et taire toutes velléités terroristes ou insurrectionnelles s’imposent à juste titre à l’Etat du Sénégal. Les nombreuses suspicions d’incursion d’agents proches de Wagner ou de groupes apparentés ou similaires dans les derniers remous au Sénégal donnent suffisamment de raisons pour que la protection de l’intégrité du sanctuaire national par les Forces de défense et de sécurité soit l’orientation principale de l’action étatique. Nous disions dans une chronique en date de janvier 2022 que les «bombes ne tomberont pas sur Bamako», pour souligner l’importance des efforts faits par l’État sénégalais pour aider à pacifier le Mali et surtout à préserver la paix dans nos frontières nationales, mais il faudra doubler davantage d’efforts pour éviter toute implosion ou tout embrasement. Un groupe de défense qui agissait pour le compte de son Etat est entré en rébellion, il évolue aux portes de nos frontières, l’heure n’est pas à une baisse de garde quelconque. C’est comme qui dirait que nous retournons à la case-départ, quant à nos soucis sécuritaires, du fait de la menace provenant potentiellement de nos frontières avec le Mali.
L’affaire Kornilov correspond à une mutinerie datant de 1917, similaire à celle de Prigojine, contre le pouvoir central russe. Elle visait «à rétablir la discipline parmi les troupes et stopper la gangrène bolchévique» et à dissoudre le Soviet. Elle était conduite par un officier de rang, Larv Kornilov, qui avait toute la confiance du pouvoir du Premier ministre Kerensky. A ce jour, on peine à voir clair dans cette histoire pour savoir s’il s’agissait d’un coup insurrectionnel d’un officier, d’un complot entre un pouvoir politique et un commandant militaire. Le même flou avec l’opération de Prigojine, qui décide de se retirer une journée après avoir crié son ambition de renverser le pouvoir central, rattache les deux affaires. Comme le dit le chercheur Julien Vercueil : «Lorsque la Russie sera redevenue démocratique, les archives librement accessibles, lorsqu’un travail scientifique pourra être mené sur les événements des 23 et 24 juin 2023, les historiens pourront démêler les fils de la folle équipée de Prigojine durant ces vingt-quatre heures qui ont étonné le monde.» Pour l’heure, tout pays aura eu des leçons inestimables en termes de gestion de sécurité intérieure, de collusion entre le politique et le militaire, ainsi qu’une claire vue du manque de fiabilité des sociétés de défense privées dans la conduite des prérogatives régaliennes qui incombent à un Etat.
* Par Madiambal DIAGNE – mdiagne@lequotidien.sn