Drogue: quel impact sur la stabilité politique en Afrique de l’Ouest?
Le trafic de drogue ne cesse de croître en Afrique de l’Ouest où 14,2 tonnes de cocaïne ont été saisies chaque année en moyenne entre 2019 et 2022, contre 5,5 tonnes pour la seule année 2007. Source colossale de corruption, les cartels d’Amérique latine sont devenus omniprésents.PUBLICITÉ
Sachant qu’il faut multiplier par 20 les saisies faites pour avoir une idée du trafic réel, environ 1 140 tonnes de cocaïne ont transité depuis 2019 par l’Afrique de l’Ouest. Soit une valeur marchande de 57 milliards d’euros, chaque gramme étant vendu 50 euros dans les villes d’Europe. Autrement dit, sur les quatre dernières années, le trafic annuel de cocaïne a représenté la moitié du PIB du Sénégal, près de la totalité des PIB du Niger ou de la Guinée, et presque dix fois celui de la Guinée-Bissau.
Cet État lusophone est devenu un cas d’école de pays gangrené par les narcos. Malgré les ripostes tentées par la Communauté des États d’Afrique de l’Ouest (Cédéao), il reste une porte d’entrée grande ouverte pour la cocaïne produite en Amérique latine. Les conséquences s’avèrent très directes sur la stabilité politique du pays. Un assaut a été donné le 1er février 2022 au palais du gouvernement où se tenait un Conseil des ministres. La tentative de coup d’État a fait 11 morts et a été dénoncée par le président Umaro Sissoco Embalo comme étant liée au narcotrafic.
« Principale activité de l’élite militaire à Bissau »
En quoi précisément ? Le président a accusé trois hommes, dont l’ex-chef de la marine Bubo Na Tchuto, arrêté en 2013 par l’agence américaine antidrogue (Drug Enforcement Administration, DEA), qui le considère comme un baron de la drogue. Il a de nouveau été mis aux arrêts à Bissau. Alors qu’une étude de l’université canadienne d’Usherbrooke affirme que les stupéfiants sont devenus la « principale activité économique de l’élite militaire du pays », les détracteurs du chef de l’État, qui est lui-même un ancien général, rappellent qu’il fut proche d’Antonio Indjai, auteur en 2012 du coup d’État dit « de la cocaïne ». Ce putsch avait permis à des officiers d’écarter un Premier ministre civil, Carlos Gomes Junior, qui tentait alors de les contenir, afin de reprendre la main sur le trafic.
Aujourd’hui, la drogue saisie s’évapore en grandes quantités. Sept suspects ont comparu en justice à Bissau en février dernier, après une saisie de 980 kg de cocaïne incriminant trois Colombiens, un Mexicain, un Malien et sept Bissau-Guinéens. Sur ce total, « 975 kg ont purement et simplement disparu dans la nature, a expliqué Domingos Monteiro, le directeur de la police judiciaire. On présume que ce sont des éléments des forces de sécurité et de défense qui s’en sont emparés ».
Narcoterrorisme au Mali
La Guinée-Bissau n’est qu’une étape sur la route des cartels. En 2008, l’ONUDC signalait déjà que « la plupart de la cocaïne en provenance d’Amérique du Sud accoste par bateau dans le nord de la Guinée-Bissau et au sud du Ghana », avant d’être expédiée vers la France, l’Espagne et le Royaume-Uni par avion, sur des vols commerciaux, via des « mules » ou des passeurs de Guinée Conakry, du Mali, du Nigeria et du Sénégal, prêts à avaler des boulettes de cocaïne. La contrebande remonte aussi par la route via le Mali, le Niger et la Libye, avant de traverser la Méditerranée par bateau.
Gambie, Guinée, Sénégal, Côte d’Ivoire, Bénin… Le trafic n’épargne plus aucun pays côtier d’Afrique de l’Ouest, contrairement à ce que la polarisation sur le cas du Mali a pu laisser croire. La Commission ouest-africaine sur les drogues (WACD), lancée en 2013 par Kofi Annan, estime d’ailleurs qu’il peut « s’avérer dangereux d’exagérer la menace du narcoterrorisme », dans lequel sont impliqués des groupes armés islamistes qui prélèvent des droits de passage, certes, mais aussi « des membres de la classe politique et des milieux d’affaires du nord du Mali ».
« Très grosses sommes aux mains d’acteurs politiques »
Quid de Bamako ? Le trafic a pris de l’ampleur dans les années 2000 sous la présidence d’Amadou Toumani Touré (ATT), comme en a témoigné l’affaire « Air Cocaïne », surnom donné à l’épave d’un Boeing 727 retrouvée en 2009 en plein désert. L’avion, loué au Venezuela, volait sous licence bissau-guinéenne entre la Colombie et le Mali. Les révélations de WikiLeaks ont indiqué en 2011 que l’aviation civile comme la brigade des stups au Mali ont été écartées de l’enquête par l’exécutif, qui a par ailleurs refusé de partager ses informations avec l’ONUDC, l’agence onusienne de lutte contre la drogue et le crime.
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Difficile de se faire une idée claire des conséquences politiques de l’état actuel du trafic, dans la mesure où l’ONUDC ne donne plus de détail par pays dans ses rapports. Le Groupe intergouvernemental d’action contre le blanchiment d’argent en Afrique de l’Ouest (GIABA), cité par un rapport de la WADC, évoque pour sa part « de très grosses sommes d’argent qui tombent entre les mains d’importants acteurs politiques », sans citer de noms. Un membre de la WADC cité par Deutsche Welle affirme avoir « des preuves documentées que des politiciens dans la sous-région sont impliqués. Il y en a même qui ont financé leurs campagnes électorales avec cet argent ».
Marée montante de poudre blanche
Le Cap-Vert, lui, ne se laisse pas faire. Il s’érige en contre-exemple assez isolé pour sa lutte contre les narcos, omniprésents depuis les années 2000. Des saisies record (16,6 tonnes entre 2019 et 2022) sont faites dans cet archipel lusophone, stable, peu peuplé et habitué aux alternances démocratiques. Elles indiquent à la fois le niveau élevé du trafic et la volonté politique déployée pour l’endiguer.
Ce qui n’empêche pas l’argent d’être blanchi à tour de bras, et la marée montante de poudre blanche de faire augmenter la consommation locale – comme à Conakry, Abidjan ou Dakar. L’omerta prévaut au Cap-Vert, les rares voix qui s’élèvent s’exposant à des représailles. « En 2014, la mère d’un enquêteur de la brigade des stups a été assassinée, et le fils du Premier ministre a été blessé dans une fusillade quelques mois plus tard », souligne Mouhamadou Kane, consultant-chercheur pour le projet Enhancing Africa’s Response to Transnational Organized Crime (ENACT) à Dakar.
Les autorités de Praia n’en restent pas moins déterminées. Un plan quinquennal de lutte contre le crime organisé a été lancé en 2018 avec le soutien du Portugal, des États-Unis et de la France. Seul problème : il nécessite des financements de l’ordre de 6 millions d’euros qui restent difficiles à trouver. Ce montant (0,01% de la valeur marchande des volumes de cocaïne transitant par l’Afrique de l’Ouest) traduit une impressionnante inégalité de moyens entre les cartels et les États.
RFI