AMINATA TOURE, ANCIEN MINISTRE DE LA JUSTICE: «Le PdS et les avocats de Karim Wade prêtent au comité des droits de l’Homme des compétences magico-mystiques qu’il n’a pas»
Dans ce flot de commentaires et d’opinions politiquement ou juridiquement argumentés autour de la dernière décision du Comité des droits de l’homme sur l’arrêt de la Crei condamnant l’ancien ministre de la Coopération internationale, des Transports aériens et de l’Energie, Karim Wade, «L’As» a sollicité l’avis de Aminata Touré. Non pas sous sa casquette de coordonnatrice du pôle parrainage du candidat Macky Sall, mais en raison de ses doubles qualités de Directeur du Département Droits humains aux Nations Unies pendant des décennies, mais aussi de ministre de la Justice à l’origine de la traque des biens mal acquis. Elle analyse également, dans cet entretien, les aveux du Gouvernement sur la tension de trésorerie et la réaction vigoureuse de la société civile contre le retrait de l’agrément de Africa Lead, présumé bailleur de fonds du mouvement «Yen a marre».
Vous êtes un produit du système des nations unies avant de devenir Garde des sceaux, alors quelle est la valeur d’un avis du Comité des droits de l’homme ?
J’ai effectivement travaillé pendant plus de 20 ans dans le système des Nations Unies et avant d’être nommée par le Président Macky Sall comme Ministre de la Justice, Garde des Sceaux, j’occupais le poste de Directeur du Département Droits humains et Genre du Fonds des Nations Unies pour la Population. Dans le cadre de mes activités, j’interagissais très régulièrement avec le Comité des Droits Humains. Je sais donc de quoi je vous parle. Il y a en ce moment une sorte de schizophrénie entretenue par le PDS et les avocats de Karim Wade autour de ce Comité à qui ils prêtent des compétences magico-mystiques. Tout ceci à des fins purement politiques et de propagande. Laissez-moi vous dire tout d’abord que le Comité des Droits humain des Nations Unies n’est ni l’Assemblée Générale des Nations où siègent tous les pays, il est encore moins le Conseil de Sécurité. Le Comité des Droits humains de l’ONU a été créé par la résolution 60/251 de l’Assemblée générale des Nations Unies du 15 mars 2006 , c’est un organe composé de 18 experts siégeant à titre individuel. Il a pour mission de surveiller sur la mise en œuvre du Pacte International relatif aux droits civils et politiques par les États. Je parle bien d’experts indépendants qui formulent des observations et recommandations aux États. La création du Comité des Droits humains de l’ONU composée d’experts indépendants avait pour but de palier le discrédit de l’organisme intergouvernemental qu’était la Commission des Droits humains (devenue le Conseil des Droits humains en 2006) que de nombreux pays accusaient d’être partisane. A ce sujet, je cite verbatim le très respecté Secrétaire Général des Nations Unies de l’époque feu Koffi Annan : «la politisation a miné ses sessions à un tel point que la crédibilité déclinante de la Commission fait une ombre sur la réputation du système des Nations Unies dans son ensemble». C’est vous dire que les Nations Unies c’est aussi beaucoup de politique. Le Comité des Droits humains des Nations Unies n’est donc ni un tribunal ni une cour. Ce n’est pas une juridiction supranationale ou internationale. En ses 12 années d’existence, ses 18 experts renouvelés tous les quatre ans, ont adressé des centaines de recommandations à de nombreux pays y compris des pays de démocratie avérée et avancée car le Comité peut être saisi par des individus. De nombreux pays n’ont pas nécessairement suivi le Comité lorsque ses recommandations n’étaient pas applicables dans le cadre de leur législation interne. La souveraineté juridique et judiciaire des pays prime sur les avis de 18 experts qui officient individuellement comme je l’ai dit. Le cas extrême est celui des Etats Unis qui s’est retiré du Comité. A mon avis, le Comité des Droits humains des Nations Unies reste très utile comme instrument de suivi de la situation des droits humains dans le monde. Il rend des avis et des recommandations aux 172 États partie du Pacte, sans pouvoir de contrainte. Ce qui signifie très clairement que les recommandations de ses 18 experts ne sont pas au dessus des décisions des cours et tribunaux des États. C’est le cas pour l’affaire Karim Wade. Celui ci a épuisé toutes les voies de recours que lui donnait le Droit sénégalais. Karim Wade lui-même a reconnu l’autorité de la chose jugée puisqu’il a demandé une grâce présidentielle et l’a obtenue après avoir purgé 3 ans de sa peine. Si Karim Wade a de- mandé pardon, c’est ça le sens de la demande de grâce, c’est qu’il a reconnu ses fautes et la sanction infligée. Il a demandé précisément l’allègement de la sanction à travers une demande de libé- ration anticipée qu’il a obtenue. Les observations du Comité des Droits de l’Homme sont de fait caduques et sans objet.
Qu’adviendrait-il si le Sénégal ne ré-examine pas le procès de Karim tel que réclamé par le Comité ? Autrement dit, le Sénégal risque-t-il des sanctions?
Comme je l’ai déjà dit, le Comité formule des observations, avis et recommandations. Ce n’est pas un tribunal ni une cour pour administrer des sanctions. Ses recommandations ne sont pas une force contraignante et surtout elles ne sont pas au dessus des décisions de nos cours et tribunaux. Encore une fois, le concerné lui-même avait demandé la grâce dont les conditions sont définies par notre code de procédure pénale. L’affaire Karim Wade a été conclue par Karim Wade lui même lorsqu’il a de- mandé la grâce. Reste à lui de payer les sanctions financières qui sont elles, hors de portée de la grâce présidentielle. Ça, il le sait bien et ses avocats aussi.
Que pensez-vous de la levée de boucliers de la Société civile qui soutient l’ONG Lead Africa dont l’agrément a été retiré?
La société civile est indépendante de tous les pouvoirs et de tous les partis, c’est ce que nous souhaitons en réalité. Nous souhaitons aussi entretenir de cordiales relations avec elle comme c’est le cas jusqu’à présent tout en discutant sereinement ensemble lorsque nous avons des différences de point de vue.
Ne craignez-vous pas de vous mettre à dos la société civile à 3 mois des élections ? Notre société civile a une longue tradition de promotion de la Démocratie et des Droits de l’Homme et de la Femme et d’appui au Développement qu’il faut saluer. J’ai moi-même travaillé dans le milieu des ONGS. Le principe fondamental de l’intervention des ONGS c’est fondamentalement l’équidistance et l’indépendance vis- à- vis de tous les acteurs politiques, économiques et sociaux. Il faut que ce principe cardinal des ONGS qui fonde leurs actions soit préservé. Afin que ceux qui ont des desseins poli- tiques occultes ne portent pas atteinte à la noble mission des ONGS dont le travail auprès des populations est important. C’est l’appel que je lance à mes nombreux amis de la Société civile afin qu’elle puisse préserver et renforcer son héritage d’impartialité.
Que vous inspire la déclaration du Ministre des Finances sur les tensions de trésorerie de l’État?
Le Ministre des Finances, si j’ai bien com- pris, a attiré l’attention sur la situation économique internationale qui a ses ré- percussions sur notre propre situation économique nationale. Si vous suivez l’actualité, vous avez vu les tensions de ce weekend avec les «Gilets Jaunes» en France avec hélas mort d’homme, la raison c’est la hausse du prix du carburant due à l’augmentation du prix du baril de pétrole. Cette répercussion a aussi lieu chez nous où le prix du carburant reste bloqué et cela se fait évidemment ressentir sur nos recettes fiscales. Malgré cette contrainte qui dure depuis près de 2 ans, la croissance est passée à 7,2% et la crédibilité financière du Sénégal est restée intacte. Mais il faut prendre conscience de ces contraintes pour bien gérer les sollicitations sociales qui viennent de tous les secteurs.
Beaucoup d’observateurs et d’acteurs de la vie économique alertaient pourtant depuis longtemps sur le manque de liquidités dans le pays.
Le Sénégal remplit correctement ses engagements financiers vis- à- vis de ses débiteurs : les fonctionnaires sont payés à temps, les échéances de paiement de nos dettes externes sont honorées à temps aussi et notre notation Standard and Poor’s, Moody’s and Fitch (organismes d’évaluation de la solvabilité des pays) est bonne. Malgré un contexte international difficile, nos comptes se portent bien. Mais il faut rester vigilant et veiller à ne pas dépenser ce que nous n’avons pas, surtout en cette période de hausse du pétrole et du dollar.
( Propos recueillis par Amadou BA )