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Ahmed Gora DIOP, « Boroom Minebar » : Un précurseur du waqf au Sénégal. Par Mme Ami Collé Guéye

«La bonté pieuse ne consiste pas à tourner vos visages vers le Levant ou le Couchant. Mais la bonté pieuse est de croire en Allah, au Jour dernier, aux Anges, au Livre et aux prophètes, de donner de son bien, quelqu’amour qu’on en ait, aux proches, aux orphelins, aux nécessiteux, aux voyageurs indigents et à ceux qui demandent l’aide et pour délier les jougs, d’accomplir la Salât et d’acquitter la Zakât).»

Par Mme Ami Collé Guéye, Coordonnatrice des Projets de recherche à l’Institut islamique de Dakar, Enseignante en Finance islamique

Cette exhortation d’Allah (qu’Il soit Glorifié et Exalté) à faire le bien, dont la récompense n’est autre que le bien, Elhadj Ahmed Gora Diop en avait fait son leitmotiv.

Dans son testament signé devant notaire, en date du 19 janvier 1907, le mécène donnait, en waqf, une concession comprenant une mosquée et des bâtiments à usage d’habitat gratuit, pour les démunis qui ont le loisir d’y résider toute leur vie durant, sans bourse délier.

S’y ajoute un second legs d’une maison, située à quelques encablures de la première et dont les rentes locatives servent à l’entretien de la première concession.

Voici, l’œuvre grandiose qu’il a laissée à la postérité.

Ahmed Gora Diop : la foi en bandoulière, le cœur sur la main

Ahmed Gora Diop est né vers 1840 à Saint-Louis. Cette ville située au nord du Sénégal, a été marquée par le passage de grandes figures religieuses nationales dont certaines ont fait leurs humanités dans les daaras, hauts lieux de savoir, qui constituent encore une référence.

Il fut confié, dès le bas âge, pour son éducation religieuse, à un parent de l’illustre Mor Massamba Diéry Dieng. Ce dernier fit ses études coraniques auprès de l’érudit Massamba Anta Thiago, le père de Serigne Coki et s’y lia d’amitié avec un condisciple nommé Momar Anta Sali, le père de Cheikh Ahmadou Bamba. Mor Massamba Dièry effectua deux brefs séjours à Saint-Louis avant de s’y installer de façon définitive. Il a eu d’abord pour hôte Gora Diop, un notable du quartier Sud de l’île, père du traitant bienfaiteur Ahmed Diop Gora.

Elhadj Ahmed Gora Diop se distingua, très tôt, par sa capacité précoce à mémoriser le Saint Coran et termina son apprentissage par les sciences religieuses : la grammaire, la jurisprudence islamique…

Dans sa quête permanente de savoir, il effectua plusieurs voyages à l’étranger dans le seul but d’acquérir des ouvrages afin d’accroître ses connaissances, tel que recommandé par le Prophète Muhammad-psl qui exhorte les musulmans à aller chercher la science jusqu’en Chine. Il se lança dans les affaires où il jouit de la baraka. Sa réputation d’homme intègre et généreux se répandit dans toutes les contrées qu’il sillonnait au Sénégal et au-delà des frontières. Militant des transactions justes, l’éthique au cœur des affaires, il accordait des prêts sans intérêts tel que prôné par l’Islam qui prohibe l’usure, pour une meilleure équité dans la société. Permettant ainsi aux moins nantis de pouvoir garder leur dignité à travers des partenariats socialement et financièrement équitables.

Aux démunis de sa contrée, il distribuait des dons, sans discrimination aucune et dans la totale discrétion. Le Coran étant en tout point sa référence, il donnait comme le recommande le Seigneur :

Ne donnez point ce que vous-même accepteriez avec répugnance : Allah impose aux Hommes de donner en charité de la valeur acceptable par les bénéficiaires et dont ils puissent jouir.

Donnez de manière discrète pour éviter de frustrer ou d’humilier les bénéficiaires.

Ceci est à double sens puisque personne ne connait son lendemain, et que le demandeur d’aujourd’hui est le donneur de demain et vice versa.

Que la main gauche ignore ce que donne la main droite.

Ceci apprécie la valeur quantitative du don. En effet, l’acte semble qualitatif mais il est quantitatif car il indique qu’il est souhaitable de ne pas savoir combien on donne. Puiser dans la poche est l’expression dévolue pour bien interpréter cet acte de donation. Cela est possible si on médite un tant soit peu sur la générosité d’Allah envers nous.

Dans son ouvrage intitulé « Hamet Gora Diop, Homme de religion, Homme d’action », El Hadj Mame Jacques Diouf, ancien Directeur général de la F.A.O, retrace les liens privilégiés entre l’illustre bienfaiteur et les chefs des différentes confréries. Respecté et admiré, il était pour ces derniers sans distinction aucune pour son amour du savoir et ses bienfaits pour les confréries. En guise d’exemple :

Ahmed Gora Diop, recevait chez lui Cheikhna Cheikh Saadbouh et Cheikh Sidya Baba lors de leurs séjours à Saint-Louis. Une fois, en période de disette, il n’hésita pas à envoyer à ses deux illustres amis des chalands remplis de vivres.

Il entretenait d’étroites relations avec El Hadj Malick Sy avec qui il aimait échanger sur les sciences religieuses et fit de sa mosquée, Minebar, un refuge pour les talibés de ce dernier. Persécutés qu’ils étaient par l’autorité coloniale qui interdisait leur rassemblement lors des séances de zikr.

Cheikh Ahmadou Bamba vit en lui un fervent défenseur des musulmans de Saint-Louis à qui, il apportait soutien moral et financier, logeant les uns, améliorant les conditions de vie des autres.

Elhadj Ahmed Gora Diop transporta sa générosité au-delà de nos frontières. Lors de son pèlerinage à la Mecque, il ne pouvait rester impassible face à la détresse des pauvres assoiffés. A cet effet, il fit creuser des points d’eau à Médine et à la Mecque.

A Saint-Louis, la concession léguée gracieusement en « waqf », en faveur des démunis, a su résister au temps grâce à sa vision, car ayant mis un système d’entretien et de restauration via les rentes locatives d’un autre immeuble appelé « Ndéyou Minebar » acquis à cet effet. Ces derniers ne feront jamais l’objet d’héritage au profit des héritiers de l’illustre Elhadj Ahmed Gora Diop.

La mosquée Minebar, lieu de convergence des parents et alliés lors du gamou annuel, animé par toutes les confréries, trône fièrement face au bras de fleuve, balayée par les brises apaisantes.

Elhadj Ahmed Gora Diop fut rappelé à Dieu le 15 décembre 1910.

Minebar : un waqf pour la postérité

Si l’Islam salue les bonnes actions, qu’elles soient obligatoires comme la zakat, il reconnait aussi d’autres actions pieuses et facultatives mais à caractère social et caritatif. Subséquemment, de nombreuses actions sont considérées par le Coran comme méritantes, notamment les bienfaits sociaux. Ainsi, la zakat, les aumônes (as-sadaqât) et le waqf à caractère collectif sont mentionnés par le Coran et la Sunna.

Le waqf désigne : «La notion d’offrir, volontairement, et d’une manière pérenne, l’usufruit d’un objet ou d’un bien en faveur de la communauté ». C’est ainsi que, d’après al Bukhârî et Muslim, il est affirmé que : «Oumar est venu un jour auprès du prophète-psl en lui disant : je sens aujourd’hui une aisance financière que je n’ai jamais acquise. Que faire de cette fortune pour me rapprocher tout près de Dieu ! Le prophète-psl lui a dit :

– Tu retiens le capital ; et tu mets le fruit au service du bien.

C’est ainsi qu’Oumar a mis les biens en question sous forme de « çadaqa » en les plaçant comme waqf, qui ne peut être ni vendu, ni donné à quelqu’un, ni hérité par quelqu’un ».  

Le Prophète Muhammad-psl, dès qu’il s’installa à Médine en 622, devait faire face au recasement des imigrés qui venaient de toutes les régions de l’Arabie pour y élire domicile et être plus proches des sources de la religion naissante.

Il est vrai, d’autant plus, qu’un groupe de nécessiteux, connu sous le nom de Ahl as-Suffa, était installé dans la Mosquée même du Prophète Muhammad-psl. Là, les trouvèrent les gens nantis pour leur apporter solidarité, soit par l’entremise de ce dernier ou de ses épouses.

Ces dernières avaient formé un groupe qui avait pour objectif de fournir de l’aide à ces nécessiteux et aux femmes et mères d’enfants orphelins parmi la population médinoise, qui ne comptaient sur personne d’autre que le Prophète-psl et ses épouses. Le tout premier noyau d’assistance sociale dans la ville.

En même temps, des hôpitaux furent ouverts dans tous les quartiers, des mosquées construites. Le Prophète Muhammad-psl procéda à la fraternisation des musulmans (ta’âkhî) pour que chacun apporte de l’aide à son frère et pour faciliter leur intégration dans la société médinoise acquise à l’Islam. Actions que le Coran exalte au plus haut point. « Quiconque accomplit une bonne action qu’il soit homme ou femme en étant croyant, ceux-là entreront au Paradis. » (4.124)

Dans un hadith, le Prophète Muhammad-psl dit : « Les bonnes actions vous évitent les mauvaises passes ; l’aumône donnée en secret éteint la colère du Seigneur ; l’entretien des liens de parenté rallonge le délai de la vie ; toute bonne action est une aumône. Ceux qui entreront les premiers au Paradis, sont ceux qui accomplissent les bonnes actions. » (Mukhtar al-Ahadith, P 85)

Le Coran et les Hadith magnifient et exaltent les bonnes actions de solidarité agissante entre humains…

Ainsi, si la zakat est une obligation pour les riches envers les pauvres que le Coran fixe au nombre de huit catégories, l’aumône vient en seconde position comme action pieuse spontanée, que le croyant prenne de ses biens, de sa poche et les verse au pauvre qu’il rencontre dans la rue ; le waqf vient comme une action sociale caritative que le Prophète Muhammad pratiquait de son vivant. L’un des premiers est l’action de Uthmân, qui a financé le puits de Rumma pour que les croyants de Médine puissent étancher leur soif et sur recommandation du Prophète Muhammad-psl qui avait dit : qui est-ce qui veut nous acheter le puits de Rumma afin qu’il envoie avec les croyants son seau dans le puits comme action pieuse qui lui vaudra un salaire substantiel au Paradis. Et Uthmân l’acheta pour se rapprocher plus de Dieu. C’est Uthmân même qui rapporte ce hadith (Voir «Al-Madîna al-Islâmiyya : La Cité Musulmane»).

Ainsi pour le Fiqh, le waqf peut être constitué d’une maison, d’une mosquée, d’un champ, d’un verger, d’une bibliothèque et d’autres biens sociaux destinés à une ou plusieurs personnes qui en ont besoin. Que le bénéficiaire habite la maison ou jouisse de l’usufruit immobilisé en sa faveur, bien qu’immobilisé en waqf, il n’en demeure pas moins que c’est le bien du propriétaire. Ainsi fit Elhadj Ahmed Gora Diop, « boroom Minebar », le bienfaiteur.

Puisse cette Action initiée par lui, depuis si longtemps, au service des populations, lui être reconnue par Dieu comme œuvre pieuse qui lui vaudra le Paradis !

«Entraidez-vous dans l’accomplissement des bonnes œuvres et de la piété et ne vous entraidez pas dans le péché et la transgression.»

[Sourate : Al-Mâ-‘idah : La Table Servie : 2]