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Report de la présidentielle au Sénégal : manœuvres du camp Sall, contrats juteux… les coulisses d’un embrasement. Par Etienne Cassagne

Alors que le « pays de la Teranga », dernier îlot de stabilité dans une Afrique de l’Ouest en pleine ébullition, se dirigeait vers une nouvelle transition apaisée, le report de l’élection présidentielle prévue le 25 février prochain plonge le pays dans l’incertitude. Et suscite la colère d’une large frange de l’opposition comme de la population. Jusqu’au chaos ?

Le Sénégal est entré dans une période aussi nébuleuse que chaotique, depuis que le président de la République Macky Sall a annoncé samedi 3 février, à la surprise générale, avoir signé un décret ajournant l’élection présidentielle censée se tenir le 25 février prochain. Déclaration qui a provoqué l’ire de l’opposition, l’incompréhension d’une partie de ses soutiens, et l’inquiétude de la communauté internationale.
En renonçant officiellement à un troisième mandat, il y a six mois, le chef de l’État avait pourtant contribué à apaiser la scène politique sénégalaise, toujours polarisée entre une majorité présidentielle divisée et les soutiens du principal opposant Ousmane Sonko et de son parti officiellement dissous, le Pastef.
LA DÉFLAGRATION APRÈS LES RUMEURS
Mais voilà donc les cartes totalement rebattues. Dès le lendemain de l’annonce, de premières manifestations de colère se sont déroulées dans plusieurs villes du pays. Des figures politiques ont quant à elles été arrêtées pour avoir participé à des rassemblements officiellement interdits, à l’instar de l’ancienne Première ministre Aminata Touré. Tous accusent Macky Sall de tenter un « coup d’État institutionnel », en appuyant une demande de report du scrutin, initialement formulée par le PDS, parti d’opposition libéral de l’ancien Président Abdoulaye Wade aujourd’hui dirigé par son fils Karim. Réfugié au Qatar, ce dernier espère obtenir le réexamen de sa candidature rejetée fin décembre par le Conseil constitutionnel… et revenir ainsi dans la course présidentielle, à l’occasion d’un scrutin qui se tiendrait dans un délai de six mois.

Depuis au moins un an, la capitale bruissait de rumeurs sur un éventuel report de cette élection historique – c’est la première fois depuis l’indépendance qu’un président sortant renonce à sa propre succession – sans qu’aucune information ou scénario crédible ne parvienne à les étayer. Mais pour comprendre la brutale accélération provoquée par l’alliance de circonstance entre l’APR, le parti présidentiel, et le PDS de la famille Wade, il faut se plonger dans les coulisses d’une impitoyable guerre de succession. Un conflit où s’entremêlent les intérêts des clans au pouvoir, le rôle central joué par les forces de sécurité (armée, gendarmerie…), et l’inquiétude que suscite une éventuelle arrivée au pouvoir du Pastef d’Ousmane Sonko, icône d’une jeunesse paupérisée aujourd’hui acquise à son mouvement.
STRATÉGIE DOUTEUSE
Présenté comme le favori de l’élection qui devait se tenir le 25 février, l’actuel Premier ministre Amadou Ba, dauphin désigné de Macky Sall avec qui il entretient pourtant des relations en dents de scie, est accusé à mots à peine voilés d’envisager une alliance avec Bassirou Diomaye Faye, bras droit d’Ousmane Sonko et candidat officiel du Pastef dissous. Il s’agirait ainsi de conjurer des sondages en berne, certes officieux mais qui le condamneraient à un second tour potentiellement catastrophique. « Au lieu de tenter un rapprochement « naturel » vers le clan Wade, Amadou Ba s’est aliéné le PDS qui le soupçonne aujourd’hui d’avoir corrompu des juges du Conseil constitutionnel afin d’écarter la candidature de Karim », se désole un intime du Palais. « Sans réserve de voix conséquente, il pourrait être battu par l’ex-Pastef. Et c’est une ligne rouge pour une partie des forces de sécurité qui craignent un basculement du pays vers l’inconnu », ajoute-t-il.

Car les profils d’Ousmane Sonko, embastillé entre autres pour « atteinte à la sûreté de l’État » et « association de malfaiteurs en lien avec une entreprise terroriste », et de Bassirou Diomaye Faye (lui aussi en prison mais en attente de jugement), inquiètent une partie de la société sénégalaise et des chancelleries étrangères. Porteurs d’un projet rigoriste, favorables au rétablissement de la peine de mort comme au durcissement des lois envers les homosexuels, ils ont tous les deux appartenu à des associations proches des salafistes et des Frères musulmans, alors que le Sénégal demeure un îlot de tolérance, de démocratie et de coexistence religieuse pacifique, à la lisière d’une Afrique de l’Ouest secouée par les putschs militaires et l’activisme des groupes armés se revendiquant d’Al Qaïda ou de l’État islamique.

Le Pastef s’est encore engagé à renégocier l’ensemble des contrats pétroliers et gaziers – signés sous l’ère Macky Sall (dont les premières retombées financières sont attendues cette année), et essentiellement raflés par des compagnies anglo-saxonnes – au cas où il parviendrait à prendre le pouvoir. De quoi intéresser davantage encore les puissances étrangères et les économies occidentales à la partie qui s’engage.

Par Etienne Cassagne