La guerre « tire ses racines de la Révolution orange, vécue par Poutine comme une humiliation »
Un an après le déclenchement par la Russie d’une guerre de haute intensité en Ukraine, France 24 s’intéresse à la rhétorique antioccidentale maniée par Vladimir Poutine pour justifier l’agression, dont les racines remontent au début des années 2000, comme l’explique l’historienne Françoise Thom, spécialiste de la Russie postcommuniste.
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Le 24 février 2022, un discours de Vladimir Poutine est diffusé à la télévision tandis que les troupes russes pénètrent en Ukraine, déclenchant la plus importante opération militaire initiée sur le sol européen depuis la Seconde Guerre mondiale.
Dans son discours, le président russe justifie l’invasion par une violente diatribe à l’égard de Kiev, présentée comme « néonazie », et par la menace que feraient peser sur la Russie l’Otan et les États-Unis.
Cette rhétorique, loin d’être nouvelle, s’inscrit dans une histoire longue, qui remonte à la Révolution de Maïdan, en 2014, et à la Révolution orange de 2004. Décryptage avec l’historienne Françoise Thom, spécialiste de la Russie postcommuniste.
France 24 : En février 2022, Vladimir Poutine a justifié l’invasion de l’Ukraine par le besoin de protéger la Russie de l’Otan et des Occidentaux. À quand remonte l’emploi de cette rhétorique par le Kremlin ?
Françoise Thom : La rhétorique antioccidentale de Vladimir Poutine remonte à très loin. On peut dater le tournant du discours du Kremlin aux révolutions de couleur, en 2003-2004. À cette époque, des révolutions anticorruption et prodémocratie libérale éclatent dans plusieurs états postsoviétiques, notamment en Géorgie – on parle de la Révolution des roses – et en Ukraine, où la Révolution orange a lieu en 2004.
À mon avis, la guerre actuelle tire ses racines dans la Révolution orange, vécue par Poutine comme une humiliation. Lors des élections de 2004, le candidat soutenu par Vladimir Poutine, Viktor Ianoukovitch, a échoué à se faire élire face à un candidat proeuropéen, Viktor Iouchtchenko.
Poutine a vécu la séquence comme un camouflet personnel et en a conçu une haine intense envers l’Ukraine et les Ukrainiens. Il a interprété la situation comme résultant d’une manipulation des Américains : pour cet ancien homme du KGB, l’échec de son candidat en Ukraine ne pouvait venir que de manigances américaines.
Sa rhétorique paranoïaque vient de là. Dès 2004, un texte d’un idéologue du Kremlin, Vladislav Sourkov, disait en substance : « l’ennemi est à nos portes, il faut défendre chaque Russe et chaque maison contre l’Occident ».
Et en 2007, lors de la conférence de Munich, Poutine a défié l’Occident, et plus particulièrement les Américains. Il a d’ailleurs lancé la modernisation de l’armée russe en 2008. La guerre contre l’Ukraine a donc des racines très anciennes. C’est loin d’être une improvisation, et elle s’inscrit dans un contexte bien plus large, qui est l’affrontement avec l’Occident.
Des fondations américaines étaient cependant à l’œuvre en Ukraine et en Géorgie dans les années 1990-2000. Quel était leur rôle, dénoncé par Poutine ?
Il y avait effectivement des fondations américaines, en Ukraine comme en Géorgie, lors des révolutions de couleur. Celles-ci s’appliquaient à former une nouvelle génération de cadres, appelés à succéder aux apparatchiks de l’ère communiste. Mais il ne faut pas les voir comme des émanations d’une politique américaine d’État : elles n’avaient d’ailleurs pas nécessairement la même ligne politique que le président en place.
Ces fondations ont joué un rôle dans les révolutions de couleur dans la mesure où elles ont enseigné des techniques de lutte électorale et d’organisation sur le terrain à ces nouvelles élites, afin de constituer la base du développement des partis politiques sur un modèle libéral. Mais les mouvements révolutionnaires qui ont éclaté en 2003-2004 n’étaient absolument pas artificiels : la population était révoltée contre la corruption postcommuniste, et les élites elles-mêmes étaient scindées.
L’action des fondations américaines dans les révolutions de couleur a donc été très exagérée par Vladimir Poutine, qui leur a prêté en outre une orientation antirusse qu’elles n’avaient pas forcément. Leur but était surtout d’aider à la sortie du communisme, dix ans après la chute du Mur, et à construire des démocraties libérales.
Quid du rapport du Kremlin avec l’Union européenne ? La prise de la Crimée en 2014 a-t-elle marqué une inflexion ?
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En 2013, c’est une association proposée par l’Union européenne aux pays postsoviétiques, dont l’Ukraine et les pays du Caucase, qui a mis le feu aux poudres. Le projet entre en conflit avec la volonté de Poutine d’intégrer l’Ukraine à une union douanière, l’Union eurasiatique, dominée par la Russie.
Poutine cherche à construire un large espace européen, de Brest à Vladivostok, où la Russie pourrait établir son hégémonie en chassant l’influence américaine. Sous la pression du Kremlin, le président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovitch renonce donc en 2013 à l’accord d’association avec l’Union européenne, et accepte l’intégration de l’Ukraine à l’Union eurasiatique. Mais d’immenses manifestations ont lieu en Ukraine. Ce sera la « Révolution de Maïdan » en 2014, un soulèvement que Viktor Ianoukovitch tente de réprimer mais qui finit par lui échapper. Le président ukrainien prend alors la fuite, et un nouveau gouvernement se met en place en Ukraine, que Poutine qualifie pour la première fois de « nazi ».
Quelques jours plus tard, Vladimir Poutine annexe la Crimée. Il affirme alors qu’il le fait pour protéger la Russie de l’Otan, que la Crimée est russe depuis toujours, et qu’elle a été cédée par erreur à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954. Il tente aussi de conquérir le sud et l’est de l’Ukraine, mais doit se contenter de la création de deux enclaves séparatistes à l’est. L’affrontement se solde par la conclusion des accords de Minsk, le 5 septembre 2014.
L’hostilité du Kremlin est alors largement focalisée sur les États-Unis : le projet de Poutine est de rejouer la fin de la Guerre froide, mais en gagnant cette fois-ci, afin de restaurer la puissance de la Russie. Dans ce contexte, si Poutine tenait des propos antieuropéens, c’était surtout en raison des liens de l’Union européenne avec les États-Unis et l’Otan.
Jusqu’à février 2022, l’Europe n’était pas considérée comme un véritable sujet politique par Poutine, mais plutôt comme un objet qu’il se disputait avec les États-Unis. Il pensait utiliser la dépendance des Européens au gaz russe pour soumettre l’Europe – cela a d’ailleurs fonctionné pendant un temps, jusqu’à l’invasion de l’Ukraine par la Russie en 2022. Son discours est devenu encore plus hostile vis-à-vis de l’UE lorsqu’il est apparu flagrant en février 2022 que l’Europe resserrait les rangs autour de l’Otan.