Oleg Tinkov, cet oligarque russe qui défie Poutine
Depuis le début de l’invasion de l’Ukraine, les oligarques russes restent discrets ou affichent leur solidarité avec le Kremlin. Une voix s’est pourtant levée, celle d’Oleg Tinkov, fondateur de la banque en ligne Tinkoff, pour dénoncer « une guerre folle ». Publicité
Qui est donc cet oligarque qui n’a pas peur de critiquer le Kremlin, et dont la fortune était estimée en 2021 par Forbes à près de 5 milliards de dollars ?
Une guerre folle
Grand blond aux yeux bleus, Oleg Tinkov n’a pas l’habitude de mâcher ses mots. Le 19 avril, sur son compte Instagram, il dénonce une « armée de merde », en parlant de l’armée russe, conséquence selon lui du népotisme et de la servilité, avant d’appeler l’Occident à aider à mettre fin à ce « massacre ». Visé lui-même par des sanctions britanniques, Tinkov est l’un des rares, outre Mikhaïl Fridman ou Oleg Deripaska, à lancer une attaque en règle contre Vladimir Poutine alors qu’il y a quelques années encore, il nourrissait à son égard des sentiments ambivalents.
Après l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, face à Ryan Chilcote, journaliste à Bloomberg, Tinkov déclarait : « J’adore ce que fait Barack Obama et son administration pour ce qui est des affaires intérieures du pays : le PIB est en train de croître, les crédits sont facilités. Mais sa politique étrangère est un désastre. Chez nous, c’est l’inverse. Pour ce qui est de la politique étrangère, Poutine fait vraiment très fort. Mais sa politique intérieure est désastreuse. Il faudrait les échanger et ce serait super ! »
Bière avec Poutine
Trois ans plus tard, en 2017, face à Jurij Doud, présentateur d’un talk-show sur YouTube, Tinkov traite Alexeï Navalny, l’opposant numéro un de Poutine, de « populiste ». Et quand le journaliste russe insiste sur un supposé pacte passé entre le président russe et les oligarques, le milliardaire s’agace : « Tout ça c’est des conneries. Je n’ai eu aucun pacte avec personne. Je n’ai jamais mis le pied à Kremlin. J’ai vu Poutine une fois dans ma vie. Il est passé dans un de mes restaurants à Saint-Pétersbourg. On a bu une bière ensemble. Ça remonte à 2000 quand il était élu président. On ne s’est pas revu depuis. »
Lukas Aubin, chercheur associé à l’Institut de relations internationales et stratégiques (Iris), spécialiste de la géopolitique de la Russie et du sport, auteur du livre La Sportokratura sous Vladimir Poutine, une géopolitique du sport russe, nuance: « Il n’y a aucun oligarque qui vous répondra qu’il est lié par un pacte avec Poutine. Simplement il faut s’en tenir aux faits. Et il y’en a très peu qui se sont opposés frontalement au régime russe. Ce qui montre bien, justement, toute la difficulté à le faire. En réalité, Oleg Tinkov, de par ses nombreux voyages, de par ses investissements à l’étranger et en Russie, est un peu entre deux mondes. Il est à la fois influencé par la politique américaine et la politique russe. »
Des coups, des blessures
Opportuniste ou visionnaire, le futur milliardaire a appris très tôt à se battre. C’est dans le Kouzbass, un bassin minier de l’ouest sibérien, que Tinkov est né il y a 54 ans. C’est une région rude où s’était installée sa famille paternelle issue de petits propriétaires terriens, persécutés après la révolution bolchévique de 1917. Son père est mineur, sa mère couturière. C’est d’elle qu’Oleg tient le goût pour l’entreprenariat. Après deux ans de l’armée, il rentre à son tour à la mine. Dans un camp de pionniers lors d’un job d’été il rencontre son premier amour. Cette période de sa vie est marquée par une tragédie : sa fiancée de l’époque meurt décapitée dans un accident d’autocar. La barre en métal qui tue la jeune fille laisse Oleg gravement blessé. Il portera depuis une cicatrice au menton. Le cyclisme devient sa passion. C’est l’époque soviétique, le temps des privations. Débrouillard, Oleg fait du troc au bazar de sa ville natale.
Au bout de trois années d’université, il laisse tomber les études au profit des affaires. Ce sera du petit électroménager vendu en Pologne voisine, une entreprise florissante qu’il développe avec celle qui deviendra des années plus tard sa femme, Rina Bosman, d’origine estonienne. De la chaîne de magasins d’électronique aux brasseries, en passant par la production de disques et les surgelés, son empire s’agrandit. Tinkov est un « touche à tout », certains le comparent à Richard Branson, l’entrepreneur britannique et fondateur de Virgin Group.
Comme lui, Tinkov voit grand. Et pour passer à la vitesse supérieure, il se forme en marketing à l’université de Berkeley en Californie avant de rentrer en Russie. C’est là qu’il fonde en 2006 sa banque en ligne, la Tinkoff Bank, l’une des plus populaires du pays. Quel est le secret de cet entrepreneur fantasque ? Frapper fort et là où personne ne l’attend.
Un sponsor rebelle
Y compris pour ce qu’il est du sport. Amoureux de la petite reine, Tinkov n’a pas oublié ses années cyclisme. Devenu sponsor de l’équipe Saxo Bank-Tinkoff Bank, il débarque dans le Tour de France. Bernard Duboux, ancien journaliste de Radio Suisse Romande, se souvient encore : « Ça détonnait avec ce que l’on avait connu avant. A l’exception, peut-être, de Bernard Tapie dans les années quatre-vingt. Tinkov c’était un nouveau riche. Il se présentait comme un guérisseur du cyclisme et de tous ses maux. Il était complétement excentrique, extravagant. Il s’était assuré les services de quelques vedettes du moment, Contador, Sagan et autres. Je l’ai traité de Raspoutine du vélo parce qu’il voulait avoir l’influence sur tout le monde. Il était, certes, un marginal, mais un marginal haut de gamme. »
D’entrée de jeu, le « Raspoutine du vélo » menace de boycotter le Tour de France pour exiger une meilleure redistribution des profits générés par la course. Gilles Simon, ancien responsable de la rubrique cyclisme du journal « L’Equipe » explique : « Les équipes ne touchent pas d’argent de la part des organisateurs. Partout ailleurs, les sportifs, les clubs de foot, les joueurs de tennis, etc., touchent directement de l’argent de la part des organisateurs. Mais cela ne se passe pas de cette façon-là dans le vélo. Il y a bien quelques primes qui sont données en fonction des résultats. Mais il n’y a pas de redistribution des revenus. C’est ce que voulait obtenir Tinkov. Son argument ne concernait pas directement des sportifs. Lui, il revendiquait de l’argent pour les patrons d’équipes. Il avait pris la tête d’une sorte de révolte. Il menaçait de quitter le Tour de France. Il n’a pas été suivi et a abandonné ses revendications. » Et à Bernard Duboux de conclure : « Il n’y est pas resté longtemps. Ce genre d’individus, en général, ils promettent beaucoup, mais ne tiennent pas. »
Sous la protection des gardes du corps
Les déboires du milliardaire avec le fisc américain lui valent une amende de 500 millions de dollars pour fraude fiscale. Atteint de leucémie, il quitte son poste de PDG de la Tinkoff Bank. Alors que ses parts sont rachetées par un autre oligarque russe, Vladimir Potanine, proche du pouvoir, Oleg Tinkov part pour se soigner à Londres. Aux dernières nouvelles, l’homme vit en Toscane protégé par les services secrets italiens. Une punition, assure-t-il, pour avoir critiqué le Kremlin.
Toutinfo.net avec RFI