PRODUCTION DE FARINE ET D’HUILE DE POISSON : Le grand désastre
Les entreprises européennes contribuent à un tragique détournement de milliers de tonnes de poissons frais qui sont essentiels au maintien de la sécurité alimentaire et des emplois pour plus de 30 millions de personnes en Afrique de l’Ouest. C’est la principale conclusion du rapport ‘’Nourrir le monstre : Comment les industries européennes de l’aquaculture et de l’alimentation animale détournent la nourriture des communautés d’Afrique de l’Ouest’’, rendu public hier, par Greepeace Afrique et Changing Markets. Et il renseigne, entre autres, que dans la sous-région, notre pays est le plus grand exportateur de farine et d’huile de poisson, derrière la Mauritanie et devant la Gambie.
Le rapport démontre comment plus de 500 000 tonnes de petits poissons pélagiques sont extraits chaque année, le long des côtes d’Afrique de l’Ouest et transformés en aliments pour l’aquaculture et l’élevage, en compléments alimentaires, en cosmétiques et en produits alimentaires pour animaux de compagnie, en dehors du continent africain. ‘’L’industrie de la farine et de l’huile de poisson, ainsi que tous les gouvernements et les entreprises qui la soutiennent, dévalisent pratiquement les populations locales de leurs moyens de subsistance et de leur nourriture. Cette pratique est contraire aux engagements internationaux en matière de développement durable, de réduction de la pauvreté, de sécurité alimentaire et d’égalité des genres’’, a déclaré Dr Ibrahima Cissé, responsable de campagne à Greenpeace Afrique.
Le Sénégal 2ème exportateur ouest-africain de farine et d’huile de poisson
Le Sénégal, selon le rapport, fait partie des trois pays les plus touchés par le phénomène qui prend de plus en plus d’ampleur en Afrique de l’ouest. Mieux, notre pays occupe le second rang, derrière son voisin, la Mauritanie et devant son autre voisin, la Gambie. L’explosion de la production de farine de poisson est bien réelle au Sénégal, avec 11 251 tonnes par an (dernier chiffre officiel de 2019). Une production envoyée essentiellement vers le Japon, le Vietnam et d’autres pays africains. Le Sénégal se classe derrière la Mauritanie, première producteur avec 110 423 et devant la Gambie, avec 3 374 tonnes. Pour l’huile de poisson, le Sénégal, avec 4 836 tonnes par an, est également en seconde position des exportations sous-régionales derrière la Mauritanie. La production sénégalaise d’huile de poisson va exclusivement aux pays européens dont quasiment, la moitié en Espagne. Sachant qu’il faut en général 4 à 5 tonnes de poissons pour produire 1 tonne de farine, pour les 11 251 tonnes (chiffre sans doute dépassé aujourd’hui), c’est plus de 45 000 tonnes de poissons qu’il a fallu pêcher et broyer dans les usines. Ce qui est énorme et a des conséquences réelles sur les populations locales. Surtout quand on sait qu’au Sénégal, souligne le rapport, la pêche emploie plus de 600 000 travailleurs, compte non tenu du nombre de personnes tirant des revenus directs ou indirects de la pêche qui peut aller jusqu’à 825 000. Rien que la pêche artisanale représente environ 80 % des débarquements au Sénégal, et se compose principalement de petits pélagiques utilisés pour la production de farine et d’huile de poisson.
‘’Les conséquences sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations locales ainsi que sur l’équilibre de la chaîne alimentaire en mer sont catastrophiques’’
En effet, trois principales espèces sont utilisées pour la production de farine et d’huile de poisson : la Sardine plate ou ronde et le bonga. Des espèces de poissons qui occupent une place importante dans la consommation des communautés locales. Dès lors, l’impact de la production de farine et d’huile de poisson dans la disponibilité de ses ressources, est devenu un sérieux problème pour les populations locales, de plus en plus confrontées à l’insécurité alimentaire. ‘’Du point de vue de la sécurité alimentaire, il est inconcevable que ces usines transforment le poisson pour nourrir des animaux, alors que la population en a besoin’’, fustige Diaba Diop, présidente du réseau des femmes de la pêche artisanale du Sénégal (Refepas). ‘’En saison froide au Sénégal, il est très difficile, voire impossible, de trouver des sardinelles aux points de débarquement habituels. Les conséquences sur la sécurité alimentaire et nutritionnelle des populations locales sont catastrophiques, ainsi que sur l’équilibre de la chaîne alimentaire en mer’’, soutient pour sa part, Dr Alassane Samba, directeur du Centre de recherche océanographique de Dakar-Thiaroye au Sénégal. Au-delà de l’aggravation de l’insécurité alimentaire, le phénomène pose de sérieux problèmes socio-économiques. Ces usines font la concurrence aux mareyeurs et aux femmes transformatrices en termes d’accès au poisson pélagique, provoquant la raréfaction du poisson sur le marché́ local, le renchérissement des prix et des pertes d’emplois dans le secteur de la transformation artisanale, essentiellement pratiquée par les femmes. D’ailleurs, la raréfaction de la ressource et son impact négatif sur les moyens de subsistance, sont les causes essentielles évoquées par de nombreux migrants irréguliers.
‘’Ces usines n’ont pas leur place ici. En plus de nous faire perdre nos emplois, elles nuisent à l’environnement et notre santé’’
C’est toute la chaine de transformation et de commercialisation des petits pélagiques pour la consommation locale qui est ébranlée. Les transformatrices se tournent de plus en plus les pouces, faute de ressources, perdant ainsi des revenus. ‘’Cette année, le poisson se fait rare et nous ne pouvons même pas travailler, faute de matière première. En plus de cette pénurie et de la difficulté à trouver du poisson, les usines de farine nous font la concurrence pour le peu de poissons disponibles sur le marché. Pour moi, il s’agit d’une concurrence déloyale, parce qu’elles ont plus de moyens que nous. Si les autorités ne régissent pas, nous risquons de perdre notre travail’’, témoigne la présidente du Refepas.
Au plan sanitaire, l’implantation d’usines de transformation (8 recensées au Sénégal en 2019) sur les côtes, cause des impacts écologiques et sanitaires néfastes, avec les émissions et déversements de déchets toxiques. Des maladies chroniques et des troubles asthmatiques sont de plus en plus signalées dans ces zones. C’est pourquoi les populations locales s’inquiètent de plus en plus des activités des usines de farine de poisson étrangères et de leur impact environnemental. Par exemple, souligne le rapport, à Abéné, les populations ont opposé́ une résistance farouche à une usine installée sur la plage. Apparemment, elle dégageait une fumée noire pestilentielle qui perturbait sérieusement le tourisme, et les résidents l’ont vu déverser des déchets toxiques dans la mer. ‘’Depuis 2016, l’usine de farine et d’huile de poisson de Sea Production s’est installée dans le village paisible de Keur Barka. Elle porte atteinte à notre santé, par ses nuisances olfactives. Les personnes souffrant de maladies respiratoires vivent difficilement dans le village. Et la santé des femmes enceintes est aussi affectée. Cette usine nuit à notre cadre de vie’’, déplore Amadou Kamara. Pour Diaba Diop, c’est clair : ‘’Ces usines n’ont pas leur place ici. Je demande aux autorités de les fermer. En plus de nous faire perdre nos emplois, elles nuisent à l’environnement et notre santé’’, peste-t-il. Mais son appel risque de ne pas être entendu de sitôt. En effet, souligne le rapport, ‘’même si le gouvernement du Sénégal a affirmé́ sa volonté́ d’élaborer et de mettre en œuvre des plans qui prennent en compte la pêche artisanale et la gestion de la surcapacité́ de pêche, à ce jour, aucun plan national de gestion n’encadre la pêche des petits pélagiques, alors que la capacité du secteur artisanal continue de croitre de façon débridée’’. Et le témoignage de Amadou Kamara confirme l’inertie de l’Etat. ‘’J’ai pris part à plusieurs activités pour la fermeture de l’usine Sea Production : marches, mobilisations sociales, correspondances aux autorités…Nous avons même commis un huissier pour constater les nuisances de cette usine. Malheureusement, nos autorités locales et administratives préfèrent nourrir d’autres animaux plutôt que préserver leurs concitoyens’’, rapporte-t-il.
‘’Les entreprises et les détaillants européens d’aliments aquacoles ne peuvent plus ignorer ce problème majeur de droits de l’homme et d’environnement’’
Si cette industrie a connu un boom dans notre pays et ailleurs, c’est parce qu’aujourd’hui, la farine et l’huile de poisson sont très prisés. En effet, ces protéines digestibles sont utilisées dans l’alimentation des poissons et des animaux d’élevage dans le monde entier. La majeure partie de la farine et de l’huile de poisson issues de poissons sauvages est utilisée dans la production de poissons d’élevage carnivores tels que le saumon et la truite, tandis qu’environ un tiers de la farine de poisson est destiné au secteur agricole, et principalement (23 %) à l’alimentation porcine. La demande de saumon et de viande bon marché augmente, ainsi que l’industrie du cosmétique qui connait un boom, entrainant aussi la hausse de la demande de farine et d’huile de poisson. Dès lors, Greenpeace Afrique et Changing Markets appellent les entreprises, les décideurs et les gouvernements à cesser de prélever du poisson propre à la consommation humaine en Afrique de l’Ouest pour alimenter la demande de farine et d’huile de poisson dans l’Union européenne et en Norvège. ‘’Les exportations de farine et d’huile de poisson vers l’Europe détournent les moyens de subsistance des communautés côtières, en privant les populations d’une importante source de nourriture et d’un moyen de revenu. Les entreprises et les détaillants européens d’aliments aquacoles ne peuvent plus ignorer ce problème majeur de droits de l’homme et d’environnement’’, a déclaré Alice Delemare Tangpuori, responsable des campagnes de Changing Markets.