Portrait de Souleymane Bachir Diagne : Les langues dans sa poche
Le philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne démonte, via le langage, les clichés qui font de l’Afrique un continent rétif à la raison et réconcilie particularismes et universel.
Les langues dans sa poche
On cherche le mot le plus adapté pour définir cette limpidité exigeante avec laquelle Souleymane Bachir Diagne déploie ses idées qu’il parle d’universalisme, d’islam ou de panafricanisme. Sans doute qu’il le trouverait, lui, ce mot qui manque, que ce soit en français, wolof, anglais… car pour le philosophe sénégalais, il n’y a pas de concept qui ne trouve son reflet d’un langage à l’autre.
La traduction, le «langue-à-langue», comme il dit, est le fil conducteur de sa pensée. Une façon de réaffirmer la singularité de chaque culture, mais aussi que des passerelles entre elles sont possibles, que le particularisme ne s’oppose pas forcément à l’universel. «Souleymane Bachir Diagne, c’est Babel à l’envers», dit l’anthropologue Jean-Loup Amselle. Ou comment la pluralité peut être une richesse.
Les deux hommes viennent de sortir un livre, En quête d’Afrique(s). Universalisme et pensée décoloniale, un échange épistolaire parfois musclé (Albin Michel). Quand l’anthropologue français s’effraie du risque de fragmentation et de repli identitaire que feraient courir les courants de pensée postcoloniaux, le philosophe sénégalais dénonce un universalisme occidental qui n’a plus cours, «la nostalgie d’une époque où l’on pouvait tranquillement faire de la seule Europe la scène de l’Histoire où se jouerait le drame de l’universel», écrit-il dans En quête d’Afrique(s).
Bergson et Senghor, Iqbal et Césaire
Dans chacun de ses livres, Souleymane Bachir Diagne, 63 ans, aujourd’hui en poste à l’université Columbia à New York, s’est battu contre le mutisme imposé à l’Afrique. Cette pseudo-malédiction qui voulait qu’à l’opposé des langues européennes, censées incarner la raison, les langues africaines n’étaient définies que par leurs manques. Elles manquaient de concepts abstraits pour concevoir une pensée philosophique. Elles manquaient d’écriture et ne vivaient que d’oralité. Elles manquaient de temps pour dire le futur. Elles manquaient du verbe «être» pour concevoir le cogito ergo sum. Souleymane Bachir Diagne est la preuve vivante que tout cela n’était que foutaises.
«J’écris en présence de toutes les langues», disait Edouard Glissant – une phrase que reprend à son compte Souleymane Bachir Diagne. Lui écrit depuis toutes les pensées. Depuis trente ans, il tresse ensemble diverses traditions intellectuelles, Bergson et Senghor, Iqbal et Césaire. «Les manuels relatent l’histoire de la philosophie en juxtaposant les traditions, de manière bien étanche : un chapitre pour la philosophie occidentale, un autre pour la philosophie arabomusulmane, regrettait-il quand nous l’avons rencontré, au début de l’automne, lors d’un de ses passages à Paris. Je veux au contraire les mettre en conversation et sur chaque question, sur chaque argument, entrelacer Leibniz à Mohammed Iqbal.» En 2011, le philosophe sénégalais a ainsi publié un livre drôlement intitulé Bergson postcolonial (CNRS Editions). «Bergson n’a jamais écrit un mot sur la colonisation !» s’amuse-t-il. Mais dans son discours devant l’Académie des sciences morales et politiques, en décembre 1914, Bergson explique l’agressivité allemande par son histoire : le pays s’était unifié, à partir de la Prusse, de manière brutale et mécanique, et l’Allemagne projetait désormais cette violence sur les autres nations. «Le texte a tout de suite été traduit en arabe, diffusé dans un journal égyptien et fortement discuté par les intellectuels du pays, explique Diagne. Pour eux, ce que Bergson disait sur l’Allemagne, cette victoire des forces mécaniques sur le vivant, décrivait exactement ce qui se passait avec la colonisation. Voilà une traduction de Bergson qui a eu un succès extraordinaire : jusqu’en Iran, on parlait de cette domination technocratique de la colonisation. Bergson, à son corps défendant, s’est retrouvé anticolonial.»
Souleymane Bachir Diagne ne se définit pas comme un penseur décolonial, ni même postcolonial. Dans ses échanges épistolaires avec Jean-Loup Amselle, il s’agace, à plusieurs reprises, qu’on lui fasse endosser le rôle du penseur «noir». «Je n’ai pas à m’assurer que je pense en Africain.» Qui est-il alors ? «Ce qui me préoccupe, c’est le pluralisme sur fond de condition humaine unique. Un jour, on a dit de moi que j’étais bergsonien. Je veux bien.»
Jean-Louis Amselle l’a un jour traité «d’afrocentrisme orientalisé (1)».Preuve que Souleymane Bachir Diagne est un homme de dialogue, il a invité l’anthropologue à en débattre lors d’une conférence au festival Citéphilo, à Lille. C’est de ces divergences qu’est né leur livre… où Amselle, en marxiste, accuse cette fois son comparse d’«hyperrelativisme», propice à conforter les thèses des identitaires de tous poils. Souleymane Bachir Diagne : «Je suis pour l’universel, mais en tant qu’objectif à viser, pas en tant que passé sur lequel il faudrait faire retour.» Le philosophe oppose la pensée d’Emmanuel Levinas qui craignait que le monde «désoccidentalisé» d’après Bandung soit un monde «désorienté» par une «sarabande de cultures innombrables», à Maurice Merleau-Ponty, «le philosophe qui a le mieux pris la mesure de ce qu’était un monde décolonisé», et dont il prédit le grand retour dans le champ de la pensée. «Merleau-Ponty a compris que l’universel de surplomb, représenté par l’Europe, ne tenait plus. Qu’il fallait construire un universel de rencontres, de traductions.» Le philosophe sénégalais, lui, distingue l’universel, un but à atteindre, de l’universalisme, qu’il faut combattre. «On parlera d’universalisme pour marquer la position de celui qui déclare universelle sa propre particularité en disant : « J’ai la particularité d’être universel. » On est alors parfaitement fondé à demander à cet universalisme : « En vertu de quoi ? de quel droit ? »» écrit-il dans En quête d’Afrique(s).
L’importance qu’il donne à la diversité des langues, Souleymane Bachir Diagne, la fait remonter à sa ville natale de Saint-Louis-Ndar (il dit les deux noms qui la désignent, le français et le wolof), où il a grandi au milieu de voisins «mélangés». «Une ville née d’un mariage entre un fort français et un village local, où l’immigration marocaine, les traditions chrétiennes et musulmanes vivaient en bonne intelligence.» Ses parents travaillent à la poste. Le soir, à la maison, son père, très religieux, commente avec ses amis le Coran ou les grands textes de philosophie. Souleymane Bachir Diagne découvre avec lui l’islam soufi, un courant mystique de l’islam, mais aussi le poète et philosophe indien Mohammed Iqbal, et Sartre. «C’est pour Sartre que j’ai fait de la philosophie.»
Bachelier scientifique, destiné à être ingénieur, Diagne est finalement le premier Sénégalais a avoir intégré l’Ecole normale supérieure, où il a Derrida et Althusser comme professeurs. Tous ses amis sont communistes, mais lui penche alors plutôt pour les maos (il se définit aujourd’hui comme un social-démocrate et a été un temps le conseiller du président sénégalais, Abdou Diouf).
La religion ne s’oppose pas à la raison
Le tout premier langage auquel il s’intéresse est arithmétique. Dans sa thèse sur le Britannique George Boole, créateur de la logique moderne, il étudie ce moment où la logique est devenue mathématique… et donc universelle. «On s’était longtemps appuyé sur la logique d’Aristote, mais dans quelle mesure celle-ci n’était-elle pas liée à la langue grecque ? Le travail de Boole a marqué un tournant : il a quitté une logique énoncée en langues humaines pour lui donner une langue artificielle qui dépasse nos multiples langages, français, wolof, allemand.» Encore une histoire de traduction.
Au début des années 80, il rentre au Sénégal pour créer un département de sciences à l’université Cheikh-Anta-Diop de Dakar. Mais la révolution iranienne a éclaté quelques années plus tôt. «L’islam devenait une réalité politique qui s’imposait à nous, raconte Souleymane. J’ai finalement ouvert un enseignement d’histoire de la philosophie dans le monde islamique.»
Car c’est encore un préjugé sur l’Afrique qu’il veut ébranler : il y a bien une philosophie des Lumières dans le monde islamique. «Mohammed Iqbal [1877-1938, ndlr] est celui qui la représente le mieux et les jeunes, en particulier, ont besoin d’entendre sa parole. La relecture de l’islam par Iqbal, en conversation avec Bergson, est une fabuleuse réconciliation avec les temps qui changent (2). Contre le fondamentalisme et les tenants d’un islam pétrifié, Iqbal rappelle qu’une parole religieuse vraie est une parole vivante : elle épouse le mouvement même de la vie. Le monde de l’islam doit renouer avec son propre mouvement.» Et pour ce musulman croyant, la religion ne s’oppose pas à la raison. «A l’époque où nous vivons, il est important de montrer la capacité de pluralisme et de critique de la religion. L’idée que la religion est l’autre de la raison, ce simplisme qui évacue la religion comme pure superstition, est fausse.»
«L’Occident comprend l’Orient»
A Columbia, depuis une dizaine d’années, il enseigne la philosophie française et la philosophie islamique. Mais il y a un cours qu’il aime particulièrement donner, obligatoire pour tous les étudiants de deuxième année quel que soit leur cursus. Il est consacré à la «civilisation occidentale». Au chapitre «philosophie médiévale», il évoque Thomas d’Aquin, mais aussi Averroès et le philosophe et astronome andalou Ibn Tufayl. Contresens ? Au contraire. «L’Occident comprend l’Orient. Et la civilisation de l’islam n’arrive pas en Occident avec les immigrants et les réfugiés : comme le montre l’archéologie en Espagne, elle sourd de terre», écrit-il. C’est ce qu’il appelle «décoloniser la philosophie». «Dire que la discipline est née en Grèce n’a aucun sens. Partout, les humains se sont interrogés sur la vie et sur eux-mêmes. Les Grecs n’ont d’ailleurs jamais pensé être les fondateurs de cette discipline : Platon ne cesse de faire référence aux Egyptiens.» Mais chez Souleymane Bachir Diagne, jamais il n’est question de faire table rase de la tradition occidentale, d’imaginer que la pensée africaine devrait repartir de zéro. «La décolonialité ne se confond pas avec ce que l’on pourrait appeler un « nativisme épistémologique ».» Goethe – qu’il aime aussi citer – disait bien que celui qui ne connaît qu’une seule langue ne connaît en fait rien à celle-ci.
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