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Fermeture de 381 Entreprises de presse au Sénégal : Une remise en cause flagrante des acquis démocratiques

Après avoir réussi la prouesse de mettre en veilleuse tous les organes de régulation et d’autorégulation du secteur des médias en l’espace d’un an (CNRA, CORED, et Commission de la carte nationale de presse), et après l’organisation de l’asphyxie économique, financière et fiscale des entreprises privées de presse par le régime actuel, le Ministre Alioune Sall a cru devoir s’arroger toutes les prérogatives de régulation du secteur des médias en s’autoproclamant gendarme en chef du secteur ayant droit de vie et de mort sur les médias. En ordonnant par arrêté N°011059/MCTN du 22 avril 2025, la cessation d’activités de 381 entreprises de presse, sous le prétexte de “non-conformité au code de la presse”, le Ministre Alioune Sall a largement outrepassé ses compétences.

Plus grave, il est en train de criminaliser l’activité de presse au Sénégal, et l’acte d’entreprendre dans le secteur des médias en violation du code de la presse qu’il met en avant et de la constitution en son article 11 qui consacre la liberté de presse. Au moment où ces lignes sont écrites, au Sénégal, une entreprise de presse nouvellement créée et légalement constituée conformément aux dispositions de l’acte uniforme de l’Organisation pour l’harmonisation du droit des affaires en Afrique (OHADA) relatif aux Sociétés commerciales et GIE, ne peut pas exercer sur le territoire national ; simplement parce qu’elle ne peut pas s’enregistrer dans la Plateforme ministérielle de reconnaissance des entreprises de presse présentement fermée par la seule volonté du Ministre. C’est une seconde violation de la constitution par l’arrété ministériel.

Du jamais vu!

Qui l’aurait cru venant de ce nouveau régime dont les membres ont battu le macadam avec nous pour faire libérer les Pape Alé Niang, Pape Ndiaye, Maty Sarr Niang, Feuz, Matar Cisse et autres, embastillés aux pires moments de la répression du regime de Macky Sall contre les acteurs des médias!Il faut reconnaître que beaucoup de nos compatriotes ont mis du temps à comprendre cette stratégie savamment pensée et méthodiquement exécutée de musellement de la presse privée indépendante pour faire la place à des instruments de propagande politique du régime et de promotion de la pensée unique ; abusés qu’ils étaient par la désinformation et la stigmatisation des patrons de presse qui ont été traités de tous les noms d’oiseaux.

Pourtant, les signes annonciateurs de cette dérive autoritaire étaient palpables. L’image du Directeur de la Communication du Ministère flanqué d’un élément des forces de défense et de sécurité dans une salle de conférence de presse remplie que de journalistes et de cameramen à l’occasion de la publication de la dernière liste d’entreprises de presse dites ‘’reconnues’’ n’a pas échappé aux observateurs avertis.

Cette image choquante et dégradante de la relation entre la presse et le pouvoir était révélatrice d’un état d’esprit ; celui d’un Ministre va-t-en guerre qui se prend pour le gendarme du secteur chargé ‘’d’éffacer des entreprises” avec pour devise : ça passe ou ça casse. Heureusement qu’on n’est pas dans des pays dirigés par des régimes militaires comme ceux de l’AES! Nous sommes bien au Sénégal ; un pays où l’État de droit a fini de s’ancrer durablement et définitivement.

Au Sénégal, un Ministre n’a pas la compétence de suspendre un média à fortiori de décider de sa fermeture définitive. On se rappelle qu’ à la suite de la décision de l’ancien Ministre de la communication M. Moussa Bocar Thiam de suspendre la chaîne Walf TV pour 30 jours en 2023 pour avoir couvert des manifestations violentes de rue en direct, cette mesure a été contestée auprès de la cour suprême par la société Groupe Walfadjri SA à travers un recours en annulation. Le 11 avril 2024, la Cour suprême avait rendu un arrêt qui fait office de jurisprudence depuis.

Cet arrêt avait conclu que le ministre de la Communication n’avait pas le pouvoir de suspendre un média. Selon les articles 55 et 229 du Code de la Presse, seul le CNRA est habilité à prendre une telle decision. Cette précision de la Cour suprême des compétences institutionnelles des uns et des autres, montre bien qu’un ministre ne peut pas fermer un média au Sénégal.Un Ministre ne peut non plus se substituer aux autorités administratives que sont le Gouverneur, le Préfet, et le sous-préfet, seules habilitées – dans des situations très rares de menaces sérieuses à la sécurité de l’État, à l’intégrité territoriale, à la stabilité et à la paix sociale -, à décider d’une suspension temporaire d’un journal. L’exécution d’une telle décision est elle-même encadrée.

En effet, l’article 192 du code de la presse est le seul article du code qui utilise le mot “fermeture provisoire d’organe de presse”. Il dit précisément “qu’en cas de circonstance exceptionnelle, l‘autorité administrative compétente (Gouverneur, Préfet ou Sous-préfet) peut, pour prévenir ou faire cesser une atteinte à la sécurité de l’État, à l’intégrité territoriale, ou en cas d’incitation à la haine ou d’appel au meurtre, ordonner la saisie des supports de diffusion d’une entreprise de presse ; la suspension ou l’arrêt de la diffusion d’un programme ; la fermeture provisoire de l’organe de presse.

La décision de l’autorité administrative doit être écrite, motivée et notifiée au responsable de l’entreprise de presse concernée. Ce dernier peut saisir immédiatement la juridiction suprême compétente en matière administrative d’un recours en annulation et en suspension de la décision.”Au regard de ce qui précède, le Ministre doit annuler sans délai son arrêté qui est non seulement illégal et arbitraire, mais pire encore, constitue une grosse balafre sur l’image de la démocratie sénégalaise et sur le branding international du Sénégal.

Alioune Sall n’a pas le droit de saborder la belle révolution démocratique et populaire réalisée au Sénégal en mars 2024 à laquelle une bonne partie de cette presse devenue “paria” aujourd’hui a grandement participé malgré la répression aveugle du régime de Macky Sall (bastonnade de journalistes et de cameramen, emprisonnements, destruction de matériels, coupures d’internet et de signal de télévisions etc.).

Où était le Ministre Alioune Sall pendant ces moments de résistance de la presse sénégalaise face aux dérives liberticides de l’ancien régime?Une ‘’restructuration” qui a viré en déstabilisation du secteur des médiasLe Sénégal est un État de droit et le Ministre ne peut pas se mettre au-dessus des lois et textes qui encadrent le secteur sous le couvert fallacieux d’abord de “l’assainissement du secteur” – sans les acteurs du secteur-, il faut le préciser, ensuite, de “restructuration du secteur” qui a viré en déstabilisation et division du secteur et enfin, de “mise en conformité” qui n’est rien d’autre qu’une entreprise inavouable de liquidation d’entreprises de presse libres et de censure de lignes éditoriales indépendantes.

L’arrêté du ministère est attaquable à plus d’un tire et il sera attaqué comme l’a été celui portant création et fonctionnement de la “commission d’examen et de validation de l’enregistrement des entreprises de presse “ ; une aberration dans un régime déclaratif. Les acteurs de la presse attendent d’ailleurs impatiemment que la Cour suprême se prononce sur ce premier recours en annulation introduit par le Conseil des diffuseurs et éditeurs de presse depuis des mois (CEDEPS).

C’est bon de rappeler que l’amateurisme, la désinvolture, et le manque de sérieux avec lesquels le processus d’enregistrement des entreprises sur la plateforme du Ministère a été conduit ont eu comme résultat : un processus entaché d’irrégularités, d’omissions et de failles techniques avouées par les services du Ministère lui-même. Des erreurs manifestes qui compromettent la sincérité du processus ont été notées par les services du ministère. Le lendemain de la publication de la dernière liste d’entreprises dont les dossiers ont été soit disant « validés », le Directeur de la Communication est revenu annoncer publiquement qu’il y a eu des erreurs sur la liste publiée la veille.

Une gouvernance responsable voudrait qu’au vu de tous ces manquements, qu’on puisse marquer un break dans le Gatsa Gatsa que le Ministère a engagé depuis sa nomination avec les acteurs du secteur, pour instaurer un dialogue avec toutes les parties prenantes du secteur et éviter de prendre des décisions basées sur un processus biaisé. C’est cela le Jub Jubal Jubanty ! Même la Côte d’Ivoire a su intelligemment utiliser sa presse locale comme levier majeur de la réconciliation nationale au sortir de la longue et sanglante crise politique qui l’avait secouée.

Nous faisons tout le contraire au Sénégal malheureusement malgré les instructions données en conseil des Ministres au Ministre par le Président de la République M. Bassirou Diomaye Diakhar Faye d’instaurer un « dialogue rénové » avec les acteurs des médias. Quoi qu’il en soit, c’est se tromper de pays, de peuple et d’époque que de croire qu’il est possible d’instaurer la censure et l’autocensure au Sénégal. Nous ne pouvons pas retourner soixante années en arrière.

Nous avons là une violation flagrante des acquis démocratiques du Sénégal qui interpelle tous les citoyens et démocrates de ce pays au-delà des acteurs des médias. Le Ministre Alioune Sall doit, avant de prendre certaines décisions, méditer sur ce précieux conseil que le Ministre d’État, le Doyen Habib SY prodiguait au Président Macky Sall au summum de ses dérives autoritaires. Il lui disait en substance qu’on ne gouverne pas le peuple sénégalais avec des baïonnettes. C’est un peuple qu’il faut convaincre. Au fait, qui est conforme et qui ne l’est pas réellement ?

Quelle entreprise de presse au Sénégal est conforme à l’ensemble des dispositions du code de la presse quand les plus grandes entreprises de presse privées membres du CEDEPS avaient déclaré publiquement lors de leur dernière conférence de presse qu’elles sont restées des mois et des mois sans verser de cotisations sociales et qu’elles cherchent à obtenir des moratoires pour apurer leurs arriérés de dettes fiscales à cause des difficultés financières post Covid et post crise politique que le pays a connu ? Que dire alors des plus petites entreprises qui constituent plus de 99,2% du tissu des entreprises du secteur à l’image du reste du tissu économique du Sénégal selon le dernier recensement général des entreprises réalisé par l’ASND?

Pourtant, le premier Décret d’application du code de la presse N° 2021-171 du 27 Janvier 2027 relatif aux avantages et obligations rattachés au Statut d’entreprise de presse a énuméré parmi les critères définis pour bénéficier de ce statut, l’exigence pour les entreprises d’être à jour de leurs obligations administratives, sociales et fiscales. Combien d’entreprises de la liste officielle du Ministère remplissent cette obligation et ces deux autres obligations que sont : l’obligation de constituer des provisions spéciales pour l’acquisition de matériels d’exploitation ainsi qu’un fond de roulement et l’exigence de respect de la convention collective des professionnels des médias ?

Qui décide en fin de compte de retenir certains critères de conformité pour l’exiger des entreprises et d’ignorer d’autres ? Voilà autant de questions qui méritent d’être posées pour savoir le nombre d’entreprises qui seraient déclarées conformes à 100% avec l’ensemble des dispositions du code de la presse ?

Ce qui est sûr et certain, elles se compteront du bout des doigts ! Raison de plus pour que ce Ministre sache raison gardée et qu’il se rende compte à l’évidence que les démocrates de ce pays ne le laisseront pas anéantir par un simple arrêté ministériel les acquis démocratiques du Sénégal conquis de haute lutte par des générations et des générations de combattants de la liberté et de journalistes.

Surtout que l’actuel code de la presse est totalement en déphasage avec l’évolution du secteur et avec la structuration du tissu actuel des entreprises de presse du Sénégal. Il a accusé un retard de plus de deux décennies entre la phase d’élaboration qui remonte au régime du Président Wade, de vote à l’assemblée nationale en 2017 et de sortie des premiers Décrets d’application en 2021.

Il a besoin d’être révisé et toiletté de fond en comble pour l’adapter au contexte actuel, aux nouveaux modèles d’affaires des entreprises de presse (Web TV, Presse digitale etc.) et en extirper les dispositions liberticides. C’est là où le nouveau régime est attendu. Il est surtout attendu dans la régulation des réseaux sociaux là où il y a beaucoup plus de travail à faire en matière de régulation.

Bacary SEYDI

Secrétaire Général de la Fédération des Acteurs de la Communication et de l’information du Sénégal (FACS)Bacary seydi@gmail.com