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Vohou-vohou, quand l’art du « n’importe quoi » dépeint les déceptions de l’immigration clandestine

Deux maîtres du vohou-vohou, ce mouvement d’art contemporain né dans les années 1970 en Côte d’Ivoire, exposent autour du thème « Diaspora et immigration » à Abidjan jusqu’au 26 août.
On ne tombe pas dessus par hasard. La galerie Houkami Guyzagn se cache au bout d’une piste défoncée, dans le quartier de Cocody, à Abidjan. Derrière une porte de métal, un formidable tohu-bohu se dévoile au visiteur : une trentaine de toiles, parfois les unes sur les autres, sont exposées dans le vaste atrium. « Nous manquons de place, voilà tout », lance N’guessan Kra. Lunettes rondes, sourire malicieux, le peintre ivoirien soixantenaire nous a donné rendez-vous avec son confrère Youssouf Bath, 69 ans.

Les deux artistes ivoiriens exposent jusqu’au 26 août autour du thème « Diaspora et immigration. » À l’affiche, des œuvres anciennes et récentes comme autant d’évocations de leurs perceptions du phénomène migratoire. N’guessan Kra désigne un tableau imposant : « Vous voyez les images de l’Aquarius, ce bateau qui transportait les migrants, que l’Italie puis la plupart des autres pays européens ont refusé ? ». L’œuvre, un mélange de collages – des coupures de presse représentant l’Aquarius, des billets de banque en euros – et de peinture acrylique est, volontairement, sombre. « Je suis très ému par tous ces naufrages, toutes ces vie perdues ».

Il a voulu dépeindre sur toile les déceptions engendrées par cette immigration clandestine. Le mirage d’un ailleurs plus vert qui, souvent, s’écroule à peine atteint. « C’est grave, on les voit mourir dans l’eau, ils n’arrivent même plus à leur objectif. Ils meurent gratuitement. Ca tue plus que le sida aujourd’hui ! », déplore Youssouf Bath. N’guessan Kra est pourtant un immigré. Il s’est installé en France et y vit de son art. Youssouf a préféré rentrer en Côte d’Ivoire. « J’aurais pu rester en France. Mais j’ai toutes mes attaches en Afrique. Si j’étais resté en France, je n’aurais peut-être pas eu autant de succès. Je conseille aux jeunes de rester en Afrique, de travailler et d’y faire leur vie. »

« N’importe quoi »

Les deux artistes aux cheveux grisonnants ont fait leurs armes à l’école des Beaux-Arts d’Abidjan dans les années 1970, la seule de la sous-région à l’époque. Les professeurs sont français, la technique enseignée, académique. Bien souvent, un événement extérieur, une erreur humaine ou le hasard sont à l’origine des plus grandes découvertes, des plus belles inventions.

La légende veut que la tarte Tatin soit née d’une chute de la pâtisserie caramélisée. Le vohou-vohou, lui, est né de la chute des cours du pétrole. Le premier choc pétrolier de 1972 provoque une crise économique mondiale et par ricochet, tarit les finances de l’école des Beaux-Arts d’Abidjan. « Du jour au lendemain, nous avons dû financer nos toiles, nos pinceaux, notre peinture, tout ! », se souvient N’guessan Kra. Les artistes en herbe font avec les moyens du bord. Ils récupèrent des bouts de plastiques, découpent des photos dans les journaux, font cuire des racines, peignent sur des écorces.

L’école d’architecture jouxte celle des Beaux-Arts. « Les futurs architectes venaient parfois se moquer de nous, sourit N’guessan Kra. Ils nous disaient : ‘C’est vraiment vohou vohou ce que vous faites !' » Vohou signifie « N’importe quoi » en langue Gouro, une ethnie du centre-ouest de la Côte d’Ivoire. Le quolibet est devenu le nom d’un mouvement pictural majeur en Afrique de l’Ouest. « La raréfaction des matériaux a été le déclencheur, mais c’est aussi le résultat d’une tendance de fond », explique Mimi Errol, critique d’art ivoirien.

Une quête d’authenticité

L’histoire de l’art telle qu’elle était enseignée à Abidjan faisait rarement référence à l’art africain. Le vohou-vohou est alors un mouvement d’émancipation artistique en opposition au classicisme européen. Aux États-Unis, Martin Luther King vient d’être assassiné, la lutte pour les droits civiques bat son plein. Le maréchal Joseph Mobutu « zaïrianise » le Congo belge.

« Le vohou-vohou est un mouvement négro-caraïbéen, une quête d’authenticité », poursuit le critique d’art. Près d’un demi-siècle plus tard, les deux artistes ont les yeux brillants lorsqu’ils se remémorent cette époque. « Nous avions l’impression d’être des précurseurs. Que nous inventions quelque chose, se souvient N’Guessan Kra. Mais notre connaissance de l’histoire de l’art était assez limitée. Pour peindre la grotte de Lascaux, nos ancêtres utilisaient les mêmes techniques ! ».

Le vohou-vohou acquiert ses lettres de noblesse lors d’une exposition au Centre culturel français d’Abidjan, en 1985. Les maîtres du vohou exposeront ensuite en Europe et aux États-Unis, dans des galeries ou musées prestigieux. Aujourd’hui, leur technique conserve les mêmes fondamentaux. « J’utilise de l’acrylique, du jus de cola, du jus de racine et du jus d’écorce. J’obtiens ainsi de l’ocre jaune, marron et vert. Et je ne peins que sur de l’écorce, détaille Youssouf Bath. C’est très exigeant, je n’ai pas le droit à l’erreur. C’est moi qui ai inventé tout ça ».

Le vohou-vohou est désormais inscrit au programme de l’enseignement de l’école des Beaux-Arts d’Abidjan. Ce n’est plus du n’importe quoi.

( France24 )